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Les lumières de l’Aufklärung

La symbolique de la modernité et l’élimination de la nuit

de Robert Kurz | 2004-03-22 (Archipel n°113)

Plus de 200 ans après, nous sommes toujours éblouis par la brillance de l’Aufklärung1 bourgeoise. L’histoire de la modernisation s’enivre de métaphores évoquant la lumière. Le grand soleil de la raison est censé chasser l’obscurité de la superstition et visibiliser le désordre du monde pour enfin pouvoir construire la société selon des critères rationnels.

L’obscurité n’est pas perçue comme l’autre face de la vérité, mais comme l’empire du Mal. Les humanistes de la Renaissance polémiquaient déjà avec leurs adversaires en les traitant «d’obscurantistes». En 1832, Goethe, sur son lit de mort se serait écrié: «Plus de lumière». Un classique se doit de partir en beauté. Les romantiques se défendaient contre la froide lumière de la raison en se tournant synthétiquement vers les religions. Face à la rationalité abstraite, ils prônaient une irrationalité non moins abstraite. Plutôt que de s’enivrer de métaphores inspirées de la lumière, c’est de l’obscurité qu’ils se saoûlaient, comme Novalis dans son «Hymne à la nuit».

Mais ce simple retournement de la symbolique de l’Aufklärung passait en fait à côté du problème. Les romantiques n’ont nullement dépassé un unilatéralisme jugé suspect, ils ont juste occupé l’autre pôle de la modernisation, devenant alors véritablement les zélateurs «obscurantistes» d’une pensée réactionnaire et cléricale.

Mais la symbolique de la modernisation peut être critiquée par un autre biais, en dénonçant la déraison paradoxale de la raison capitaliste elle-même. Car, en effet, les métaphores modernes de la lumière sentent le brûlé du mysticisme. Un au-delà, source de lumière éclatante, comme le représente la raison moderne, évoque la description des empires des anges, éclairés par l’éclat divin ou les systèmes religieux de l’Extrême-Orient, d’où nous vient le concept de «l’illumination». Même si la lumière de la raison moderne est censée être d’ici- bas, elle a tout de même un caractère sacrément transcendantal. L’éclat céleste d’un Dieu tout simplement impénétrable s’est sécularisé dans la banalité monstrueuse de la fin en soi capitaliste, dont la cabale de la matière est l’accumulation insensée de la valeur économique. Il ne s’agit pas là de raison, mais d’un non-sens supérieur; et ce qui brille est l’éclat d’une absurdité qui blesse les yeux.

Héritiers de l'Aufklärung

Ce n’est pas une simple boutade. Dans un certain sens, la modernisation a véritablement fait «de la nuit, le jour». En Angleterre qui, comme on sait, a été la pionnière de l’industrialisation, l’éclairage au gaz a été introduit au début du XIXème siècle pour se propager par la suite dans toute l’Europe. D’ici la fin de ce même siècle, il avait déjà été remplacé par l’électricité. On sait depuis longtemps que la confusion entre jour et nuit due à la lumière froide des soleils artificiels perturbe le rythme biologique des humains et provoque des troubles psychiques et physiques. Et pourtant, il n’y aura bientôt plus aucun refuge contre ce violent éclairage planétaire.

Karl Marx, lui-même héritier des Lumières, avait très bien constaté que l’activité sans répit de la production capitaliste était «démesurée». Cette démesure ne peut en principe tolérer aucun temps obscur. Parce que le temps obscur est aussi celui du repos, de la passivité et de la contemplation. Le capitalisme exige l’extension de son activité jusqu’aux dernières limites physiques et biologiques. En ce qui concerne le temps, ces limites sont déterminées par la rotation de la terre sur elle-même, donc par les 24 heures de la journée astronomique ayant une partie claire (face au soleil) et une partie obscure (détournée du soleil). La tendance du capitalisme est d’étendre la part active à la journée astronomique dans sa totalité. La partie nocturne dérange cette tendance. Ainsi production, circulation et distribution des marchandises doivent fonctionner 24h/24, parce que «time is money». Le concept de «travail abstrait»2 dans la production moderne de marchandises n’inclut donc pas seulement son extension absolue, mais aussi son abstraction astronomique: un processus analogue au changement des mesures de l’espace.

De nouvelles mesures pour l'espace et le temps

C’est ce temps abstrait qui a permis d’étendre la journée du «travail abstrait» à la nuit et de grignoter le temps de repos. Le temps abstrait pouvait être détaché des choses et des conditions concrètes. La plupart des anciennes mesures de temps, telles que les sabliers ou les horloges à eau, ne disaient pas «l’heure qu’il est», mais étaient réglées sur des processus concrets, pour mesurer leur «durée». On pourrait les comparer à ces petits gadgets qui sonnent quand l’œuf est cuit. Ici la quantité du temps n’est pas abstraite, mais orientée sur une certaine qualité. Le temps astronomique du «travail abstrait» est au contraire détaché de toute qualité. La différence devient évidente quand, par exemple, on lit dans des documents du Moyen Age que le temps de travail des serfs sur des grands domaines durait «de l’aube à midi». Cela veut dire que le temps de travail n’était pas seulement plus court dans l’absolu, mais aussi relativement, car il variait selon les saisons et était plus court en hiver qu’en été. L’heure astronomique abstraite, par contre, a permis de fixer le début du travail «à six heures», indépendamment de la saison et du rythme biologique des humains.

Le temps des montres

Au XVIIIème siècle et au début du XIXème, la prolongation aussi bien absolue que relative du temps de travail par l’introduction de l’heure astronomique abstraite était encore ressentie comme une torture. Les gens se sont longtemps défendus désespérément contre le travail de nuit lié à l’industrialisation. Il était considéré comme immoral de travailler avant l’aube ou après le coucher du soleil. Quand, au Moyen Age, des artisans devaient exceptionnellement, pour des raisons de dates, travailler la nuit, il fallait les nourrir copieusement et les rémunérer comme des princes. Le travail de nuit était un cas rare. C’est un des grands «mérites» du capitalisme que d’avoir réussi à faire de la torture du temps la mesure normale de l’activité humaine.

La diminution du temps de travail absolu après les débuts du capitalisme n’y a rien changé non plus. Au contraire, au XXème siècle, le travail en roulement s’est étendu de plus en plus. A l’aide d’un fonctionnement par deux ou trois équipes, les machines doivent si possible tourner sans arrêt, interrompues seulement par de courtes pauses pour réglage, entretien et nettoyage. De même le temps d’ouverture des magasins et supermarchés doit se rapprocher le plus possible des 24 heures. Dans nombre de pays, comme par exemple les Etats-Unis, il n’y a plus aucune réglementation pour régir la fermeture des magasins et sur beaucoup de boutiques trône le panneau «ouvert 24h/24». Depuis que la technologie de communication microélectronique a globalisé les flux financiers, la journée monétaire d’un hémisphère se prolonge directement dans celle de l’autre. «Les marchés financiers ne dorment jamais», dit la publicité d’une banque japonaise.

Dormir moins?

Mais la soumission des hommes au «travail abstrait» et à sa mesure de temps astronomique n’est pas possible sans un contrôle total. Ce contrôle global exige une surveillance et une observation générales qui nécessitent la lumière, un peu comme au cours d’un interrogatoire, le policier braque une lampe sur le visage de son prisonnier. Ce n’est pas pour rien que le mot Aufklärung a en allemand un second sens: la reconnaissance de l’ennemi. Une société où chacun est l’ennemi de l’autre et de lui-même – parce que tous doivent servir le même Dieu sécularisé du Capital – devient par nécessité logique un système de surveillance et d’auto-surveillance totales.

Dans un univers mécaniste, l’homme aussi doit être une machine et être traité mécaniquement. Dans ce but, les lumières de l’Aufklärung l’ont dressé et rendu «transparent». Dans son livre «Surveiller et punir» (1975), le philosophe Michel Foucault montre comment cette «visibilité» est devenue un piège historique. Au début du XIXème siècle, le capitalisme exerçait la surveillance totale par une «pédagogie de maison de redressement», inventée par le «philosophe utilitariste» libéral Jeremy Bentham (1748-1832), un système sophistiqué d’organisation, de punition et même d’architecture s’appliquant aux prisons, aux usines, aux bureaux, aux hôpitaux, aux écoles et aux maisons de redressement.

La société marchande n’est pas la sphère d’une communication libre, mais celle de l’observation et du contrôle, comme dans l’utopie négative «1984» de George Orwell. Alors que, dans les dictatures totalitaires, ce contrôle et cette surveillance sont extérieurs et exercés par des appareils d’Etat et de police bureaucratiques, en démocratie le contrôle est intériorisé, entretenu par les médias commerciaux. Les projecteurs des camps de concentration sont devenus les lumières d’un monstrueux parc d’attraction. Ici, on ne discute pas librement, on mire à la lumière. Dans la démocratie commerciale, ce système s’est tellement affiné que les individus obéissent spontanément aux impératifs capitalistes et, tels des robots programmés, suivent aveuglément la voie qui leur est tracée.

En contradiction avec sa propre exigence sociale, le marxisme, en intégrant la pensée mécanique de l’Aufklärung et sa symbolique perfide de la lumière, est devenu un protagoniste du «travail abstrait». Tous ce qui a été despotique dans le marxisme vient de ce libéralisme moderne et éclairé. Quant aux Romantiques qui voulaient rendre justice au coté obscur de la vérité, ils n’ont pas été les chantres de l’émancipation sociale mais ceux de la Réaction. Ce n’est que libérés de cet emprisonnement réactionnaire que la nuit, le sommeil et le rêve pourraient devenir les mots d’ordre d’une critique sociale émancipatrice. La résistance contre le Marché total naîtra peut-être quand, radicalement, les gens s’arrogeront le droit à une bonne grasse matinée.