Startseite Krise und Kritik der Warengesellschaft


Anselm Jappe

« Salut les artistes ! Tant pis si je me trompe »

ou

La normalisation de l’art

Souvenirs de l’école d’art.

« Est-ce que c’est parce que Dieu a diminué d’importance, qu’il a fallu en trouver un autre et qu’on a trouvé l’argent comme divinité dont on ne parle presque pas mais à laquelle on pense tout le temps ? Je ne sais pas. Enfin, pour moi, c’est flagrant : on peut faire en dix minutes une chose qui vaut tellement cher ! Alors, il y a une tentation, pour l’acheteur aussi bien que pour l’artiste : c’est de se servir de cette chose qui aide à satisfaire ce besoin de spéculation qui s’est développé petit à petit parce que c’est une forme de la concurrence. Après tout, nous vivons dans un monde compétitif. On tue son voisin, il faut bien tuer son voisin pour survivre, n'est-ce pas. Sans ça, vous ne survivez pas, c’est vous qui mourez. C’est un choix. »

Ce sont les mots utilisés par Marcel Duchamp dans une interview de 19611, face à un phénomène qui pouvait encore étonner quelqu’un venu d’une autre époque: la mainmise de la spéculation et de l’argent sur l’art. On sait quels progrès la commercialisation de l’art a réalisé depuis lors – et tout le monde s’en plaint, ou feint de s’en plaindre. Dans les milieux artistiques, au moins parmi ceux qui ne sont pas encore riches et fameux, on crée assez facilement le consensus en tonitruant contre la marchandisation de l’art et le rôle des grandes galeries, des critiques d’art et des médias. Face à une commercialisation jugée excessive (mais quelle serait la juste mesure ?), on évoque alors souvent les bienfaits du soutien de l’État à la création artistique à tous les échelons. Qui exprime des doutes à ce propos est forcément de droite, partisan du néo-libéralisme, voire de la « lepenisation des esprits ». Il n’y aurait donc que le choix entre l’État ou le marché, Scylla ou Charybde, le marteau ou l’enclume. De même qu’une partie des opposants aux organismes génétiquement modifiés (OGM) se limite à appeler à une gestion publique de la recherche, au lieu de la laisser à des laboratoires privés « uniquement tournés vers le profit », on esquive même dans le cas de l’art public toute discussion sur la chose même pour insinuer que l’État, s’il s’en mêle, va prendre les bonnes décisions, parce qu’il est le représentant de la volonté générale…

S’il y a un endroit où l’art est censé s’élaborer sans interférences du marché et sans nécessité d’une réussite immédiate, donc dans une espèce de pureté, ce sont les écoles d’art. C’est ici qu’étudiants et enseignants peuvent travailler, suppose-t-on, dans un espace protégé, sans raisonner tout de suite en termes d’expositions, de succès, de marché… Et en France, dit-on, l’État est plus généreux que dans n’importe quel autre pays dans son soutien désintéressé à l’art « vrai », non commercial, à partir de la formation même des artistes. En effet, les 52 écoles d’art en France coûtent assez cher ; on dit qu’avec l’argent dépensé pour la formation d’un élève, inclus le voyage à l’étranger en 4° année, on pourrait tout aussi bien lui acheter un appartement.

Mais si l’on passe quelques années à donner des cours dans les écoles d’art françaises2, on découvre également le revers de la médaille. On se rend surtout compte que la formation académique classique, la formation au métier, aux techniques, tant vitupérée, avait cependant un sens. La transgression enseignée n'en a pas ; la transformation de Duchamp dans un nouvel académisme est bien plus insidieuse que le vieil académisme. Tout ce qu’on prétend avoir dépassé depuis cinquante ans fait retour : la sélection, les jugements conventionnels, la distinction entre art et non-art, l’autorité, l’obéissance aux maîtres… Mais de manière cachée, inavouée, hypocrite. Les diplômes et examens pouvaient se justifier dans les écoles d’art du XIXe siècle : il est effectivement possible de donner un jugement à peu près objectif sur une capacité technique, et on peut établir des comparaisons à son égard. En revanche, pour juger des intentions ou des concepts – et c’est ce qu’on fait dans les écoles d’art d’aujourd’hui - il n’existe pas de paramètres sûrs. Les étudiants doivent simplement espérer rencontrer des professeurs qui ont les mêmes orientations qu’eux. Apparemment, tout est permis, l’absence des règles est la règle proclamée. On répète à longueur de journée que « tout peut être art » – et aux diplômes les étudiants découvrent qu’il y a bien de critères : seulement qu’ils ne sont plus ouvertement proclamés comme dans l’académisme, mais sont arbitraires et abscons. Des étudiants se voient recalés aux diplômes seulement parce qu’ils font de la peinture, s’ils ont la malchance de se retrouver avec une commission dont la présidente décrète que la peinture est dépassée. La plupart des professeurs a été recrutée à l’époque Jack Lang ; ils tentent en général d’imposer leur ultra-modernisme d’antan à des étudiants qui ont souvent des vues assez critiques sur la modernité à bâtons rompus. Ainsi, certains étudiants croient dans la nécessité de copier des œuvres pour les connaître, ce qui a effectivement été considéré pendant des siècles comme un préliminaire indispensable à la création. Ils veulent apprendre le métier, se servir des techniques, et ils arrivent à copier en cachette du Velázquez, comme exercice : mais ils doivent le faire à l’insu de leurs enseignants, s’ils ne veulent pas risquer une mauvaise note. Contre quoi se révolter encore ? A la tradition, à la modernité ? Les étudiants des écoles d’art d’il y a 70 ans, auxquels leurs professeurs disaient que Van Gogh « ne savait pas dessiner »3, savaient au moins contre quoi se dresser. Aujourd’hui ils se trouvent dans la situation du « double bind » quand l’autorité leur enjoint : « Révolte-toi ».

Seulement une infime partie des diplômés des écoles d’art devient artistes professionnels. Imagine-t-on une école d’ingénierie dont seulement 5% des élèves exercent vraiment le métier d’ingénieur après leur formation ? Ou même une faculté de philosophie dont presque personne ne passe ensuite à l’enseignement ? Cependant, il ne faut pas s’étonner de ces « gaspillages de l’argent du contribuable ». L’État sait bien pourquoi il investit si lourdement dans la formation artistique (dans les écoles d’art, il y a en moyenne un professeur et un administratif, technicien ou ouvrier pour cinq étudiants – un ratio inimaginable même dans la meilleure Université).

En vérité, on n’y forme pas des artistes, mais des opérateurs culturels, des animateurs, des fonctionnaires « créatifs » qui tous ensemble peuplent la république de « l’artiste administratif » avec son appareil d’écoles, résidences, bourses, appels à projets, Cnap, Frac, Drac, Crac4… L’ « artiste » typique d’aujourd’hui est un animateur socioculturel de banlieue, pas très différent des autres «travailleurs », et soumis au même régime social et aux mêmes diplômes, stages, retraites, etc. Leur prétention de porter l’art contemporain vers le public, et l’intérêt même que les pouvoirs publics démontrent pour l’art, sont en général bien acceptés, voire défendus par les milieux artistiques et par ceux qui se veulent « critiques ».

Souvenirs de la maison des artistes

Ici, il ne s’agit pas du tout de faire l’éloge du marché ou du « darwinisme », mais de rappeler quelques conséquences de cet amour étatique pour les artistes, conséquences qui devraient rendre soupçonneux ceux qui croient vraiment dans l’idée de liberté au nom de laquelle l’art moderne avait commencé sa trajectoire.

La question est la suivante : pourquoi l’État, qui demande partout l’obéissance et réprime toute dissidence sérieuse, semble laisser une telle liberté aux artistes qu’il finance, au lieu de les obliger à réaliser des portraits géants du Président de la République ? Pour le comprendre, entendons les propos d’un de ces artistes-animateurs-travailleurs, un certain Nicolas Simarik, qui se définit lui-même un « dissident »6. Il commence chaque travail de « dissidence » en rencontrant une dizaine d’« élus ». Mais si ses activités artistiques sont vraiment de la dissidence, pourquoi les institutions vont-elles les financer dans une époque de coupes budgétaires permanentes (qui aujourd’hui tiennent lieu du « coup d’État permanent »)? Ces institutions seront-elles toujours bêtes et naïves face à des artistes rusés ? Peut-on répéter éternellement : « Je ne fais que prendre leur fric, mais je ne leur donne pas ce qu’ils attendent de moi » ?

Le dissident subventionné veut se « détacher de ce statut d’artiste ou en tout cas de cette sorte d’aura dont il peut bénéficier aux yeux de la population » : cette noble intention « démocratique » équivaut à démontrer à la « population » que l’artiste est comme n’importe quel autre salarié de la marchandise et de la domination, qu’il est aussi malheureux que les autres, un petit rouage de la grande machine, et qu’il ne dira donc rien d’autre que ce que disent ces autres figures. En effet, l’explication de l’artiste sur la manière dont il « teste » un détournement faisant partie de ses activités artistique s’appliquerait parfaitement à l’élaboration d’une nouvelle publicité.

Mais Simarik réussit à résumer une importante vérité en peu de mots : « Et au bout du compte, on observe tous que les modalités de candidatures pour des résidences ressemblent de plus en plus à celles des recrutements en entreprise. Il s’agit de ‘profils’ où sont mis en avant le relationnel, l’esprit d’équipe, etc., de l’artiste. Il y a eu un vrai basculement dans ce sens depuis que les politiques culturelles se sont emparées du public comme principal enjeu. Du coup, ce que je fais correspond bien au ‘profil’ recherché. Ce qu’il faut, c’est garder la distance nécessaire. Or cela aussi je sais le faire. Il faut développer une capacité de ruse aussi efficace que l’instrumentalisation mise en place pour les politiques culturelles ». Cependant, un vieux proverbe allemand dit : « Je chante la chanson de celui dont je mange le pain ». Peut-être n’est-il pas toujours méprisable de demander des subventions – mais il est comique de vouloir ensuite à tout prix s’orner du manteau de la « subversion ».

« Mais, fait incroyable [pas du tout, AJ], sur la base de la série Que sais-je ?, une femme qui fait du coaching artistique m’a contacté pour travailler avec les hôtels Accor. Il s’agissait de motiver les cadres et le personnel d’un grand hôtel de Marseille pour atteindre des objectifs par le biais de l’art contemporain. L’humour, l’esprit d’initiative, la créativité avaient été remarqué dans mon travail. J’ai trouvé cela génial ».

Tout cela rappelle un passage des Commentaires sur la société du spectacle de Debord, qui assurément n’est pas parmi les passages les plus cités de cet auteur dont cependant une bonne partie du monde artistique contemporain aime se réclamer (Simarik aussi, qui se réfère au « détournement ») : « Depuis que l’art est mort, on sait qu’il est devenu extrêmement facile de déguiser des policiers en artistes. Quand les dernières imitations d’un néo-dadaïsme retourné sont autorisées à pontifier glorieusement dans le médiatique, et donc aussi bien à modifier un peu le décor des palais officiels, comme les fous des rois de la pacotille, on voit que d’un même mouvement une couverture culturelle se trouve garantie à tous les agents ou supplétifs des réseaux d’influence de l’État »7.

L’artiste-animateur en quartier sensible, l’artiste assermenté (et qui va peut-être jouir prochainement d’une protection juridique renforcée, comme les vrais policiers, les chauffeurs d’autobus ou les autres « détenteurs d’autorité publique ») peut en effet être rapproché de la figure du « policier de proximité », dont la suppression a tant été déplorée par les mêmes gens « de gauche » qui se plaignent de la réduction des « crédits et locaux » alloués aux activités culturelles, souvent avec l’argument explicite que celles-ci aident à ce que les « zones sensibles » restent coites.

Tout peut être de l’art, dit le nouveau dogme, et il est considéré malséant de demander où sont les limites entre l’art et, par exemple, la documentation. Mais en même temps, on peut difficilement être artiste – et jouir des avantages annexes – sans diplômes, sans examen, sans affiliation. Est donc art tout ce qui est produit par des artistes nommés tels par l’État ? La manie des diplômes n’a même pas épargné les agriculteurs – maintenant, en France, un agriculteur qui est fils, petit-fils et arrière-petit-fils d’agriculteurs a besoin d’un diplôme pour accéder aux subventions sans lesquelles il semble tout aussi impossible de vivre du travail de la terre comme faire de l’art. Cette cassure de toute transmission entre individus et entre générations, de tout savoir-faire non dispensé par l’État n’est pas la moindre cause de la disparition des campagnes en France et de la transformation de l’agri-culture en agro-industrie. Sous prétexte d’aider les paysans, les pouvoirs publics les ont fait disparaître et les ont remplacés par des techniciens qui exécutent les ordres donnés par l’État et le marché ; le cas de la culture tout court est assez semblable à celui de l’agriculture.

On n’est artiste que par son diplôme, délivré par une école d’art. Cela répond finalement, d’une manière pragmatique, à la question posée il y a cinquante ans par Arthur Danto : comment distinguer ce qui est de l’art, si ses produits ne se distinguent plus d’autres artefacts (dans son cas initial, savoir où se trouve la différence entre des « vraies » boîtes Brillo et les boîtes Brillo fabriquées par Andy Warhol et pour lesquelles des douaniers canadiens très ignorants, qui ne voyaient pas la différence, voulaient faire payer des taxes d’importation). L’artiste diplômé apporte une réalisation parodique de la « théorie institutionnelle de l’art ». Plutôt que le « monde de l’art », comme aux Etats-Unis, c’est l’État, et les agents nommés par lui, qui ont en France le don magique de transformer une vulgaire boîte de savon en une oeuvre immortelle.

A chacun son métier, le plombier a le droit de poser les tuyaux parce qu’il a fait une école de plomberie, l’artiste fait une exposition parce qu’il est issu d’une école d’art. Il est vrai qu’il ne lui est pas défendu d’exposer ou de vendre ses œuvres sans avoir de diplôme – mais dans la pratique, il sera presque impossible de commencer une vie d’artiste avec le seul marché, sans Maison des artistes, sans subventions, sans bourses, sans résidences d'artiste, etc. Et très difficilement une institution va lui proposer une exposition – comment être sûr qu'il soit vraiment un artiste ? Regarder ses œuvres suffit rarement. C’est le manque de critères évidents et visibles pour juger d’une œuvre qui confère toute leur importance aux diplômes et autres statuts officiels : ainsi on sait à qui se fier, à quoi s'en tenir.

Pourquoi tout cela ? Pourquoi un tel effort pour « normaliser » l’art, pour en faire un métier comme un autre, pour lui couper toutes les griffes ? En normalisant l’art, la société capitaliste n’a pas seulement désamorcé une bombe possible, elle a fait bien plus qu’une simple concession à un adversaire. La transformation de l’art contestataire en art officiel a ainsi donné un nouveau souffle au capitalisme – les analyses de ce processus proposées par Boltanski et Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme sont tout à fait pertinentes. Les comportements et les mentalités apparus d’abord dans la bohème artistique française de la deuxième moitié du XIXe siècle sont devenus aujourd’hui les qualités essentielles du manager, du yuppie, et en général de ceux qui participent au monde de la flexibilité et de la mobilité, de l’autonomie et du créatif. Plutôt que d’une « récupération », il s’agirait alors de quelque chose que l’art a toujours porté en son sein, et le caractère « anti-bourgeois » de l’art à l’époque des avant-gardes historiques n’aurait été qu’une phase passagère, due à l’incompréhension que rencontre d’abord toute nouveauté dans une société rigide. La société bourgeoise aurait appris à vivre avec l’art moderne et même à en tirer ses avantages, de même qu’elle avait accepté, après une résistance initiale, le droit de vote aux ouvriers, et même à comprendre que cela renforçait la domination au lieu de l’affaiblir. Ainsi, il n’y aurait pas une incompatibilité de fond entre art moderne et société capitaliste.

Cependant, les forces déployées par l’économie et l’État afin de transformer – même rétrospectivement - l’art moderne dans un art de cour peuvent aussi en donner une lecture plus honorable pour l’art moderne « classique » : ne constituent-ils pas indirectement, en creux, ex negativo, un hommage splendide à l’art moderne et surtout aux avant-gardes ? La neutralisation de l’art – qui a déjà commencé après 1945 – ne témoigne-t-elle pas de la peur et de la haine que la bourgeoisie a ressentie pour l’art quand celui-ci avait déserté de son rôle traditionnel de glorification de l’existant ? L’effort entrepris par la société bourgeoise depuis soixante ans en vue d’un « retour à l’ordre », travestissant cet ordre en art subversif et transgressif, semble démontrer que la révolte de l’art dans les premiers trois décennies du siècle a fait vraiment mal à qui était habitué à être obéi. Jamais plus du dadaïsme, voilà à quoi sert la transgression devenue matière d’examen à l’école.