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Johannes Vogele

TERREUR ET SIMULATION

Les crises de civilisation ne sont pas des passages faciles pour les êtres façonnés dans son moule. Quand le cours des événements n’est plus déchiffrable avec les outils habituels, un abîme terrible, personnel, collectif, social s’ouvre sous nos pieds. Tout le monde est tendu. Les certitudes vacillent, même celles qui condamnaient les certitudes. On savait déjà que le monde de nos parents, voire celui de nos grands frères et sœurs, était caduc et n’avait plus de raison d’exister; aujourd’hui, c’est le nôtre qui n’en a plus, avant même d’avoir existé.

Pourtant, tout semble continuer comme avant, parce que ce qui n’est pas imaginable ne doit pas être possible. De toute façon, les experts, sur le même ton imperturbable qu’avant, quand ils défendaient la dernière version ultralibérale, ont déjà fixé la date de la reprise pour 2010 grâce aux plans étatiques de sauvetage.

Sans trop y croire, les non-experts font de même. Il s’agit tout de même du seul monde que l’on connaisse et que l’on puisse imaginer.

La course folle du progrès capitaliste a perdu sa splendeur utopique au moment même où il est devenu l’unique référence. Le capitalisme est en crise, soit, mais nous n’avons appris à penser qu’en ses termes et à l’intérieur de ses catégories. Quand le travail et l’argent se volatilisent, il faut bien que quelqu’un en porte la faute et il faudra bien qu’on les sauve, quoi qu’il en coûte.

Ce qui est nouveau dans la crise, ce n’est pas qu’elle touche l’économie. Depuis longtemps, le capitalisme est confronté au fait qu’il a lui-même, par l’explosion phénoménale de la productivité, sapé ses propres bases; l’économie marchande ne peut fonctionner qu’en brûlant de l’énergie humaine sous la forme du «travail abstrait» (Marx), seule source de valeur et donc de survaleur et donc du capital et de son accumulation. Mais elle est en même temps obligée par la concurrence, moteur indispensable du «progrès», de réduire le plus possible la quantité de force de travail nécessaire à la production. Pendant longtemps, cette contradiction a pu être provisoirement résolue par l’accumulation gigantesque des marchandises produites par de nouvelles industries et pour des marchés toujours plus étendus, fuite en avant aujourd’hui épuisée. «Avec le “miracle économique” d’après 1945, cette aptitude du capitalisme est devenue une profession de foi. Depuis les années 1980, la troisième révolution industrielle, celle de la micro-électronique, a entraîné un nouveau niveau de rationalisation qui a lui-même entraîné une dévalorisation de la force de travail humaine, à une échelle encore jamais vue. La “substance” même de la valorisation du capital se dissout, sans que de nouveaux secteurs capables d’engendrer une véritable croissance économique aient vu le jour.»1

Ce qui est nouveau, c’est l’écroulement global de la simulation. Depuis les années 70, la société capitaliste a survécu en pariant sur des créations de valeur anticipées qui ne se sont pas réalisées et ne s’accompliront jamais. Depuis, seule l’explosion des transactions boursières a pu simuler une économie capitaliste en pleine santé. La chute des marchés financiers fait remonter à la surface cette crise déjà ancienne de l’«économie réelle».

La société capitaliste n’est pas un modèle économique, remplaçable par un autre, mais un carcan social dans lequel et la pensée et la constitution individuelles et la vie quotidienne sont autant prises que la production marchande ou l’administration politique. Une critique radicale doit comprendre les catégories telles qu’économie (travail, valeur, argent) et politique (État, Droit) comme historiques et dans la perspective de leur dépassement. Elle se sait donc elle-même liée, quoique négativement, à son objet et vouée à disparaître avec lui. Il s’agit de combattre la société capitaliste dans sa totalité et jusque dans les strates psychologiques et subjectives, en sachant qu’elle n’est pas une domination extérieure, qu’elle ne peut pas disparaître en partie et qu’il ne suffit pas de réorganiser ses composantes.

On veut nous faire croire à un retour de l’État qui enfin moralisera une économie mondialisée et sauvagement «ultralibéralisée». Ce retour, c’est ce que les militants anti-libéraux ont appelé de leurs vœux depuis des années. La politique, abusivement comprise comme l’instance de régulation humaine des affaires contre la main invisible du marché, est au contraire une composante indispensable du système capitaliste, et se fier à elle comme au sauveur suprême est un pur aveuglement.

Cette absence de conscience historique et théorique est tout simplement extravagante. Qui sait jeter un coup d’œil, fût-il furtif, sur l’histoire de la modernité capitaliste sait que l’État y a toujours joué le rôle de la répression, de la mise au pas et de l’encadrement. L’État moderne et l’économie capitaliste sont indissociables.

Aujourd’hui, alors que la simulation de l’économie s’effondre, la simulation d’un retour au régime étatique et politique nous mène vers la gestion de crise à coups d’exception, d’urgence et de répression. Ceux qui rêvent d’un nouvel État-providence seront vite déçus, car la providence coûte cher et doit être payée par l’expansion de la valorisation capitaliste qui est devenue impossible.

L’État qui vient, qui est déjà là, qui prétend pouvoir sauver l’économie en la garantissant au niveau global à coups de milliers de milliards qu’il n’a pas et qu’il va falloir inventer, se doit d’être fort et infaillible. Seule l’image de sa stabilité et de sa fermeté peut garantir, pendant un temps, le fonctionnement de la «belle machine» (Keynes).

Il doit alors gérer les masses de pauvres et d’exclus, les conflits sociaux qui éclatent nécessairement, faire semblant d’être maître de la situation et de combattre efficacement ses ennemis, prétendus ou véritables. Il doit gérer une société qui craque à tous les niveaux, sur tous les plans et dans tous les milieux et touche aussi bien la constitution individuelle et psychologique des individus que les rapports sociaux.

Au moment où les contradictions immanentes de la socialisation capitaliste remontent violemment à la surface en menaçant de tout faire exploser, l’État a le rôle – qu’il ne faut pas lui envier – de simuler le bon fonctionnement de la simulation.

C’est ainsi qu’il faut comprendre, en France, les agissements ridicules et spectaculaires du sarkozysme.

Bien sûr, en cette fin d’année 2008, on doit vous annoncer des milliers de licenciements, des centaines de morts de froid, des suicides dans les prisons. Mais le président rassemble les nations contre la crise, le gouvernement décrète la nécessité juridique d’emprisonner des enfants à partir de 12 ans, on arrête un chef de l’ETA et des prétendus «ultragauchistes» qui s’apprêtaient, peut-être, qui sait, à menacer la société et l’État.

Il faut être aveugle, sourd et insensible pour ne pas sentir, ici en France comme là-bas en Grèce et comme partout, une tension sociale grandissante. Nous savons aussi que ce genre de tension peut s’exprimer dans des révoltes heureuses contre l’ordre dominant en faisant vaciller le sentiment résigné du «c’est ainsi», tout comme dans des actes et déchirements barbares et borderline.

La résurgence de toute une panoplie d’idéologies identitaires, antisémites, racistes et sexistes fournissant des palliatifs rassurants au manque de perspective n’est un secret pour personne, si l’on veut bien regarder la réalité en face. Il faudra s’attendre à ce que ces idéologies engendrent de plus en plus d’actes aussi désespérés que violents contre ceux qui sont plus pauvres, moins blancs, moins citoyens, comme ces pogroms2 contre des Roms qui ont eu récemment lieu en Italie. Ou des émeutes contre ceux qui sont désignés idéologiquement comme coupables de la crise. Pourquoi pas une «nuit de cristal» contre des banquiers sans foi ni loi, responsables de l’écroulement de «notre» économie?

On sait bien que tout cela n’est pas incompatible avec le délire sécuritaire.

L’État, objet de désir de la gauche comme de la droite anti-libérales, sera forcément d’exception et réprimera les pauvres, les malades, les étrangers et les fous qu’il ne peut plus se payer. Pour faire passer la pilule de la gestion de crise et pour ne pas se confronter à des oppositions et critiques véritablement radicales, il ne s’empêchera pas d’agiter le chiffon rouge d’une menace qualifiée de terroriste, qu’elle soit de couleur islamiste ou «anarcho-autonome», en vue de laquelle il vient de créer l’étiquette «ultragauchiste», pour la coller sur la peau de quelques personnes vaguement soupçonnées d’avoir un peu arrêté des trains. Ce sigle, soit dit en passant, est le détournement marketing de la dénomination d’un courant anti-autoritaire aux expressions multiples et contradictoires plongeant ses racines chez Marx en passant par Rosa Luxembourg et les communistes de conseil, et qui a connu ses «meilleures années» entre les années 20 et 70, notamment en France, mais aussi en Hollande, en Allemagne et en Italie.

Rappelons aussi que le «terrorisme» est une construction complètement vague qui réunit sous son concept les attaques sanglantes contre les Twin Towers, des bombes déposées dans des gares et des attentats-suicides. Il sert à désigner des États «voyous» pour déclencher des interventions militaires. Il a été utilisé par les nazis contre la Résistance, par les franquistes et les staliniens à l’encontre des anarchistes espagnols, il évoque le souvenir des «années de plomb» en Italie et de l’«automne allemand». Il est aujourd’hui étendu juridiquement et médiatiquement pour réprimer des actes de sabotage comme ceux contre les TGV et il peut être adopté contre des personnes ayant un numéro de téléphone suspect dans leur calepin ou des mauvaises fréquentations.

Il n’existe, en effet, aucune définition précise de ce terme, ce qui permet l’arbitraire de son utilisation. Sur le plan international, les mêmes individus ou groupes peuvent êtres considérés comme terroristes ou «combattants de la liberté», selon qu’ils sont alliés ou opposés à l’ordre dominant.

Léon de Mattis précise: «La définition même du terme ne devrait pourtant poser aucun problème car son étymologie est limpide: le terroriste est tout simplement celui qui souhaite utiliser la terreur comme un moyen pour arriver à ses fins. C'est dans ce sens que ce néologisme a été formé et employé pour la première fois, dans un contexte historique déterminé, celui de la Terreur, sous la Révolution française. La Terreur était alors présentée comme un procédé extrême, utilisé dans une période exceptionnelle, pour défendre le régime né de la Révolution contre ses ennemis intérieurs et extérieurs. Mais si le moyen était extrême, pour autant il n'avait rien de nouveau dans l'arsenal de l'État, bien au contraire. Un siècle auparavant, Thomas Hobbes avait largement théorisé l'usage de la peur comme la méthode ordinaire pour imposer aux hommes la volonté du souverain, ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Comment le souverain agit-il? Et bien, écrit Hobbes, l'effroi qu'il inspire lui permet de modeler les volontés de tous, en vue de la paix à l'intérieur et de l'aide mutuelle contre les ennemis de l'extérieur. L'usage exclusif de la force et la puissance d'intimidation qui l'accompagne sont réservés au souverain parce que celui-ci poursuit un objectif présenté comme supérieur, assurer la paix que, selon Hobbes, l'état de nature rendrait impossible. Il est vrai que Hobbes ne parle pas de "terreur": il emploie le terme d'"effroi". Mais la terreur n'est après tout que la crainte poussée à un degré supplémentaire.»3

Loin de cette définition, la législation anti-terroriste est aujourd’hui conçue pour être utilisée contre toute opposition à l’État, et elle est pour cela maintenue extrêmement imprécise et dépend d’une interprétation arbitraire et donc politique. En ce sens, l’«anti-terrorisme» révèle ce que l’État moderne, depuis ses inventeurs tels que Hobbes, n’a jamais cessé d’être essentiellement, un État d’exception. Son utilisation actuelle ne constitue donc pas une «dérive», mais l’expression de sa vraie nature. Aujourd’hui, le projet de l’État et de la violence souveraine n’est plus d’imposer une nouvelle étape de la modernisation, mais la défense à tout prix d’un ordre mourant, se désintégrant, «post-moderne», bref du «c’est ainsi».

Cette «barbarisation» de la violence souveraine, déjà globalement manifeste, commence depuis un certain temps à atteindre les centres du capitalisme mondial, jusqu’ici encore assez «arriérés».

L’arsenal juridique de l’anti-terrorisme mobilisé contre les «inculpés de Tarnac» ainsi que contre les inculpés du mois de janvier 2008 et tant d’autres est en construction depuis longue date. Il possède un caractère typiquement d’exception, comme celui de Guantanamo, de vigi-pirate et de nombreuses autres armes pour combattre le «mal». En France, les personnes aujourd’hui sous la coupe d’une inculpation, voire d’une condamnation de ce type et croupissant en prison, la plupart de religion musulmane et accusés d’être des «islamistes», se comptent apparemment par centaines.

La simulation du commandant qui a «tout sous contrôle» a besoin de ces faits-divers. Ainsi, l’offensive médiatico-policière contre l’ «ultragauche», qui peut paraître aujourd’hui un coup d’épée dans l’eau, peut être suivie d’imprévisibles rebondissements. N’oublions pas que l’État, en temps de crise, a toujours tout fait pour se construire, au propre comme au figuré, un ennemi à son goût et lui donner une tête visible.

Derrière le tapage médiatique autour d’une opération «anti-terroriste» dénoncée de tous côtés se tiennent donc – sur fond de récession à peine voilée par des noëleries abjectes d’une fin d’année catastrophique – une réalité sociale et économique anomique et la velléité de l’État d’être à la hauteur de la situation. Depuis, nous assistons à une sorte de guignol de la terreur people, dans lequel des personnalités, du PS aux Verts en passant par de nombreuses figures de la contestation médiatico-démocratique, s’insurgent contre les «dérives» de l’État de Droit. Cela permettra peut-être de faire sortir des gens de prison et de faire tomber les inculpations «anti-terroristes» de quelques-uns, mais enfermera encore et toujours la critique dans l’affirmation des principes de la démocratie moderne, de l’État de Droit et de toutes les catégories de la société marchande.

Pour les temps à venir, il est urgent de ne pas oublier que l’État a souvent été pris la main dans le sac d’affaires bien douteuses et qu’il s’est rarement privé de co-organiser ce dont il avait besoin.

Dans l’absence de perspective actuelle, le recrutement pourra s’avérer facile. Quand la société se décompose, beaucoup sont prêts à s’accrocher au plus invraisemblable, à se (laisser) raconter des histoires à droite et à gauche comme ailleurs.

Qu’en escompte-t-on? La recrudescence d’une «lutte armée» groupusculaire, d’une «question de la violence» sans contenu et de «pratiques de la clandestinité» impuissantes, d’un ennemi intérieur bien commode, facile à provoquer, voire à manipuler puis à exploiter dans la mise au pas sociale? Un climat de peur, de violence et de suspicion permettant n’importe quelle intervention répressive, toute la panoplie de l’État d’exception et de contrôle? La simulation de l’État fort en proie à une opposition dangereuse et rendre, par là même, impossible toute perspective d’un changement effectivement radical?

Ces constructions paranoïaques qui, on le sait, font beaucoup de bruit et de dégâts, représentent rarement le terreau d’une pensée plus qu’élémentaire et empêchent souvent une véritable critique pratique de voir le jour, ce qui pourtant est plus que jamais nécessaire.

Les révoltes qui viennent ne seront pas à considérer par rapport à l’extrémisme de leur forme, mais par rapport à la radicalité de leur contenu.

Johannes Vogele, St. Sylvestre 2008




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