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Anselm Jappe

Sade, prochain de qui?

Visite au Château de Vincennes, dans le but de connaître les endroits historiques de Paris. La guide, une jeune femme, ne semble pas différente des guides qui dans des lieux semblables font, avec des mots appris par coeur, l’éloge des Madones de Raphaël ou de la puissance des rois bâtisseurs. Mais cette fois, la guide a réservé pour la fin de ses explications des phrases flamboyantes sur Sade prisonnier dans cette tour, Sade qui y a «exploré ses ténèbres intérieures». Regard profond, fin de la visite. On comprend que la jeune diplômée a parlé avec le coeur, que Sade la passionne beaucoup plus que les mésaventures du duc d’Enghien. Mais elle n’avait pas l’air d’une Juliette, ni d’une Justine. Elle était simplement une femme sans faux préjugés et en phase avec son temps.

Sade dans la Pléiade, entre De Gaulle et Mauriac. Sade dans le programme des Masters universitaires. Sade objet de colloques scientifiques gigantesques, même aux États-Unis. Presque chaque évocation de Sade commence avec une attaque rituelle à ses détracteurs, à ceux qui n’y verraient qu’un «pornographe, au mieux, un fou ou un auteur dangereux, voire un monstre»1. En vérité, on ne voit nulle part ces détracteurs, ou ils se taisent obstinément. Presque tous ceux qui ont écrit sur Sade en sont enthousiastes, sauf quelques féministes. Au moins parmi ceux qui s’expriment en public, règne l’unanimité sur la valeur du «divin marquis» ; et ceux qui parlent le plus au nom de l’humanité, de l’émancipation et de la libération (en d’autres temps on aurait dit: du «progrès») sont les sadiens – et parfois les sadiennes2 – les plus fervents.

Cet article se propose d’expliquer un tel phénomène qui n’a rien d’évident. En même temps, une telle explication constituera une petite contribution à l’histoire de l’idéologie moderne et des chemins escarpés de la pensée critique. Si les écrits des admirateurs de Sade ne nous éclairent pas beaucoup sur Sade (qui, ayant au moins le don de la clarté, se passe effectivement de tous ces commentaires), ils nous disent en revanche beaucoup sur les avatars d’une certaine critique sociale tout au long du XXe siècle et ses difficultés pour comprendre l’évolution de la société.

À première vue, un observateur non prévenu dirait probablement qu’il est assez difficile de trouver de l’admiration pour les oeuvres de Sade. Si le secret pour ennuyer, c’est de tout dire, Sade est ennuyeux comme la pluie. Le décalage entre la pratique et la théorie est totale: personne de ceux qui pratiquent le sadisme et le crime gratuit ne semble jamais s’être réclamé de Sade, même pas pour se justifier devant les Assises3; en revanche, on ne connaît pas de cas où un admirateur déclaré de Sade ait tenté de mettre en pratique ses enseignements. Même Georges Bataille, même Annie Le Brun ne peuvent s’empêcher de qualifier les contenus des oeuvres de Sade comme intolérables et inacceptables. Ils admirent donc quelque chose dont ils proclament en même temps, heureusement, avoir horreur, et l’on croit bien qu’ils reculeraient devant la moindre réalisation de ce dont parle Sade. En effet, Georges Bataille a affirmé que pas une seule phrase de Sade ne devait être prise à la lettre4. Drôle de manière de s’exalter sur un auteur que de déclarer en même temps pour inessentiel ce qu’il a écrit réellement. Mais de quoi parle-t-on donc?

Évidemment, il est possible de dire que Sade a dressé, sans complaisance et sans hypocrisie, un catalogue de la sexualité et de la cruauté dont sont capables les humains, et cela est d’un grand intérêt scientifique. C’était en effet l’opinion des premiers médecins et sexologues qui ont fait référence à Sade. Ses oeuvres permettraient alors de comprendre la genèse de certains comportements jugés monstrueux. Cela est assurément vrai, mais les mettrait simplement au même niveau que l’autobiographie de Rudolph Höss, le commandant du camp d’Auschwitz5, ou d’autres témoignages de criminels ou de fous. Mais les sadolâtres, d’Apollinaire à Philippe Sollers, s’indignent évidemment si l’on ne veut voir dans les oeuvre de Sade qu’une contribution utile pour éviter la répétition des horreurs du passé. Ils ne se limitent pas non plus à y voir des romans noirs écrits avec talent. Pour eux, Sade a tracé une voie à suivre en quelque manière: il aurait contribué à la libération du genre humain, même plus fortement que beaucoup d’autres.

On ne pourra pas examiner ici la vaste littérature sur Sade, ni les arguments, fort bariolés, de ses défenseurs. On prendra plutôt, comme point de départ, les analyses, pas trop nombreuses, qui ont mis en lumière les liens entre l’oeuvre de Sade et l’idéologie du capitalisme «libéral» qui était alors en train de se former. Dans cette lecture de Sade, le véritable scandale n’est pas la «pornographie», ni le goût pour la violence, mais sa contribution à la mise en place du totalitarisme de la marchandise sous le nom de «Lumières». Une telle analyse a été fournie dans le chapitre que Max Horkheimer et Theodor W. Adorno consacrent à Sade dans leur Dialectique de la raison (1947) et dans le chapitre, ici reproduit, que Robert Kurz consacre à Sade dans le Livre noir du capitalisme (1999). Sade y apparaît comme un apologète du capitalisme en train de se défaire de toutes les limites traditionnelles, en parfait accord avec les théories libérales de l’époque. Il aurait exprimé la face cachée des Lumières, étant le frère ennemi de Kant6. Comme Kant, Sade demandait en effet la subordination de toute spontanéité à des lois rigoureuses qui prennent l’allure d’une machine, d’un système qui règle chaque aspect de la vie de l’individu. Chez Kant comme chez Sade, le plaisir ne consiste que dans la soumission à une rationalité rigide7. Est-ce qu’on peut dire alors que le marquis de Sade a été un des fondateurs de la modernité capitaliste, basée sur la rationalisation de la vie, la guerre économique permanente et la rupture du lien entre l’homme et son monde? Et si c’est ainsi, pourquoi une grande partie des observateurs tend à lui attribuer, au contraire, une fonction critique de cette modernité dominée par l’économie? Pourquoi lit-on si souvent que la «valeur fondamentale» de «la pensée de Sade» est celle «d’être incompatible avec celle d’un être de raison» (Georges Bataille)8, ou qu’elle constitue même une critique du machinisme (Annie Le Brun)? Pourquoi ne pas y voir plutôt une exagération parodique de la logique des Lumières, dont l’intérêt réside dans son caractère paradigmatique et universelle plutôt que dans l’«extrême singularité de Sade»9 présumée? Il est remarquable qu’une partie de ceux qui montrent du doigt beaucoup des méfaits de la société capitaliste moderne10 s’extasient ensuite sur une des expressions les plus concentrées et les plus cyniques de l’esprit de la modernité capitaliste.

Les arguments les plus sérieux en faveur de Sade paraissent être ceux qu’avance Georges Bataille: selon lui, l’existence humaine ne peut se résoudre dans la rationalité, il y reste toujours une partie «archaïque» qui tend à la dépense, à l’excès, à l’orgie et à la cruauté. Le progressisme rationaliste et optimiste ne voit dans l’irrationnel qu’un écart pervers et coupable par rapport à la véritable nature rationnelle de l’homme, une maladie à guérir et guérissable; mais cela, selon Georges Bataille, signifie fermer les yeux devant une partie de la nature humaine, en rendant ses manifestations encore plus dangereuses11. Cette explication n’est pas si éloignée de celle que donne Freud dans Le Malaise dans la civilisation, avec la différence que Georges Bataille et sa postérité intellectuelle ne déplorent pas ce fait, mais en sont plutôt fascinés. Mais quelle que soit sa valeur comme analyse d’une prétendue «nature humaine», cette mise en relief de l’existence supposée d’une profonde pulsion destructive dans l’homme n’explique pas spécifiquement l’oeuvre de Sade: celle-ci n’exprime pas la révolte d’une essence atemporelle de l’être humain, axée sur l’excès, contre les contraintes de la civilisation. Elle est, au contraire, très exactement liée à une époque historique précise: à l’émergence du capitalisme à large échelle, à la révolution industrielle, au désenchantement du monde, à la diffusion des idéologies libérales qui, sous prétexte de libérer l’homme de ses préjugés ancestraux, prêchaient plutôt l’élimination de toutes les contraintes traditionnelles, encore très nombreuses, qui limitaient le règne souverain de la marchandise, du profit et de l’argent.

La «logique» si prisée par Sade est celle de Hobbes et de la guerre de tous contre tous; comme Hobbes, Sade présente les lois de la société moderne – la seule société basée sur la «libre concurrence» qui ait jamais existé – comme une constante anthropologique12. Sade n’était pas le seul dans ce domaine13. Mais ni Mandeville, ni Adam Smith, ni Malthus n’ont fait ensuite l’objet de louanges de la part de ceux qui prétendent critiquer le capitalisme industriel, et l’eugénisme de Malthus ou d’Alexis Carrel n’a pas eu l’honneur de passer chez les intellectuels de gauche pour l’expression géniale du désir et du corps, comme c’est le cas avec l’eugénisme qui joue un rôle si grand chez Sade14. Sade parle pourtant clair, tout comme un Milton Friedman, le chantre du néo-libéralisme: «C’est à elles, aux écoles gratuites et aux maisons de charité que nous devons le bouleversement horrible dans lequel nous voici maintenant. Ne fais jamais d’aumône, ma chère, je t’en supplie»15. Il ne faut rien donner aux pauvres, sinon ils ne travaillent plus, et la population est déjà trop nombreuse. Et Sade, tout comme le Medef d’aujourd’hui, faisait déjà l’éloge de la Chine, où tout le monde travaille et personne ne reçoit d’«aumônes»16. «Que me font à moi les maux des autres, n’ai-je donc pas assez des miens, sans aller m’affliger de ceux qui me sont étrangers»17 fait dire Sade à son héros Dolmancé. Estce transgressif, est-ce une révélation courageuse? C’était la philosophie des fermiers généraux de l’époque de Sade, c’est la pensée audacieuse de chaque chef d’entreprise qui affronte aujourd’hui les défis du marché, au milieu des «eaux glacées du calcul égoïste», et c’est, de manière plus générale, celle de tout sujet postmoderne. Et comme pour toute la bourgeoisie des Lumières, de même pour Sade, on doit tout attaquer, tous les «préjugés du passé», mais non le droit illimité à la propriété, le plus sacré des droits: «Dès que vous m’accordez le droit de propriété sur la jouissance, ce droit est indépendant des effets produits par la jouissance, de ce moment il devient égal que cette jouissance soit avantageuse ou nuisible à l’objet qui doit s’y soumettre»18. On pourrait même trouver quelque analogie entre l’enthousiasme de Sade pour les éternelles destructions dans la nature, nécessaires à ses cycles, et auxquelles l’homme doit contribuer par ses oeuvres destructrices, et un des concepts-clefs de l’économie politique bourgeoise du XXe siècle, la «destruction créatrice» proclamée par Joseph Schumpeter: «La destruction étant une des premières lois de la nature, rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. Comment une action qui sert aussi bien la nature pourrait-elle jamais l’outrager? […] Le meurtre n’est point une destruction, celui qui le commet ne fait que varier les formes, il rend à la nature des éléments dont la main de cette nature habile se sert aussitôt pour récompenser d’autres êtres»19. Chaque destruction d’un capital fait naître un autre, la substance de la valeur ne périt jamais dans ces transferts de propriété…

Aucune interprétation n’est capable de faire disparaître le seul message que Sade ressasse inlassablement: tout est permis, et tout est permis aux plus forts20. Lorsqu’on lit: «Le pauvre remplace le faible, je te l’ai déjà dit, le soulager est anéantir l’ordre établi, c’est s’opposer à celui de la nature, c’est renverser l’équilibre qui est à la base de ses plus sublimes arrangements. C’est travailler à une égalité dangereuse pour la société, c’est encourager l’indolence et la fainéantise, c’est apprendre au pauvre à voler l’homme riche»21, ce ne sont pas les mots de Nicolas Sarkozy, mais le faux-monnayeur Dalville, porte-voix du social-darwinisme ante litteram de Sade. Les lois de la réciprocité, caractéristiques d’une société dont le lien social se base sur la logique du don, étaient en train de disparaître à l’époque du triomphe de la bourgeoisie. La défense de l’ingratitude signifie chez Sade le reniement du don et du lien qu’il établit: «Rien de plus à charge qu’un bienfait reçu; point de milieu, il faut le rendre, ou en être avili: les âmes fières se font mal au poids du bienfait; il pèse sur elles avec tant de violence que le seul sentiment qu’elles exhalent est de la haine pour le bienfaiteur»22. Sandrine Israel-Jost résume: «La logique sadienne donne, selon le principe de l’intérêt, la moindre des jouissances propres comme valant infiniment davantage que les plus grands maux d’autrui»23 – c’est exactement ce qui se passe dans une société où le seul lien social réside dans l’échange de marchandises de la part de producteurs isolés, et non dans une chaîne de dons et de contre-dons. La solitude irrémédiable de l’être humain, qu’énonce Sade et dont il se complait, n’est pas ontologique et éternelle, mais quelque chose qui se mettait en place justement à l’époque de Sade. Celui-ci a sans doute le mérite d’avoir poussé jusqu’au bout les conséquences de ce que Kant a appelé la «socialité asociale» où les atomes sociaux ne se rencontrent que pour satisfaire leurs besoins selon leur puissance sur le marché. Un monde sans hommes – «l’insignifiance d’autrui»24 –, où il n’y pas d’«autre», n’est pas du tout archaïque, mais très moderne. Pour Sade, la jouissance est entière seulement lorsqu’elle est «despotique», sans partage avec l’autre25 – c’est le même solipsisme moderne que chez Descartes. Et Georges Bataille avait raison en affirmant que Sade promettait à chaque lecteur de lui donner la souveraineté qui était naguère réservée aux rois26. Ce qui en reste aujourd’hui, c’est que le client et l’électeur sont rois.

Si Sade était un «révolutionnaire», il l’était au sens où le capitalisme a révolutionné toutes les conditions de vie. Sade a effectivement très bien vu jusqu’à quel point pourrait arriver cette révolution, sans que ne se terminent jamais les rapports hiérarchiques de pouvoir et de richesse – et cela aurait été le dernier de ses souhaits. En effet, son ralliement à la Révolution française n’était, évidemment, qu’opportuniste: il suffit de penser que les libertins aristocratiques de La Philosophie dans le boudoir ne lisent le pamphlet Encore un effort, Français, si vous voulez être républicains – une espèce de parodie des pamphlets révolutionnaires que certains se sont efforcés ensuite de prendre au sérieux – qu’après avoir éloigné le domestique Augustin – «Sors, Augustin, ceci n’est pas fait pour toi»27 –, lequel est cependant le seul, dirait-on, à devoir vraiment être intéressé par un discours égalitaire. Mais Sade n’est rien moins qu’un révolutionnaire. Chez lui, la révolte des opprimés n’existe pas, elle est même inconcevable: dans ses romans, les victimes ne s’opposent jamais à leurs bourreaux, même pas lorsqu’elles n’ont rien à perdre. La domination la plus totale de certains hommes sur d’autres n’est pas, chez lui, une conséquence, mais un présupposé de la vie sociale, et elle dépend strictement de l’ordre social qu’il feint parfois de vouer aux gémonies.

Ceux qui ne se limitent pas à attribuer à Sade une valeur documentaire sur ce que l’homme peut faire lorsqu’il a du pouvoir sur un autre homme, et surtout sur une femme – du genre rapport d’Amnesty international, ou Actes des Martyres – mais qui s’efforcent à vouloir lui attribuer une signification «positive», insistent surtout sur deux aspects: le «désir» et le «corps»28. Comme s’il existait un «corps», un niveau organique avant toute culture, toute société, toute éducation, comme si le corps et ses sensations n’étaient toujours déjà médiatisés, conditionnés par le monde intersubjectif. Rien ne permet d’affirmer l’existence d’un niveau organique, pré-culturel, capable de s’opposer aux «artifices» de la société, niveau dont Sade serait le porte-voix29. Sade serait le prophète le plus accompli du «désir»: oui, mais de quels désirs? Comment parler de «désir» sans dire désir de quoi? L’apologie inconditionnelle des «désirs» conduit à l’apologie de ce que le monde fait désirer aux sujets, les induit à désirer, directement ou par réaction. Au moment où l’on renonce à donner un jugement sur les désirs, au moment donc où l’on met tous les désirs sur le même plan, plus rien ne distingue le désir de torturer une femme, le désir de faire une promenade au printemps et le désir de manger chez McDonald’s. De gustibus non est disputandum, tous les désirs ont le même droit à la citoyenneté dans la cité du sujet. Et le désir sanctifié, sacré par le seul fait qu’il est un désir, rejoint finalement cette «apathie», cette indifférence à tout contenu, qui est indiquée, à juste titre, comme un autre élément-clé de la «philosophie» de Sade. Une forme toujours égale, appliquée à un contenu qui n’est qu’un matériel passif: c’est exactement le rapport que la marchandise et ses «porteurs» entretiennent avec le monde. Ici donc comme ailleurs, Sade a bien décrit la logique de la modernité, et s’il a pu si bien la décrire, c’est qu’il était pleinement «en phase» avec elle. Il ne témoigne pas de la révolte du corps et de l’individu dans sa singularité contre la logique et la raison, mais du contraire30. En effet, Georges Bataille avait bien dit, presque involontairement, la vérité sur l’absence de plaisir et de sensualité dans les crimes sadiens: «Le crime importe plus que la luxure; le crime de sang-froid est plus grand que le crime exécuté dans l’ardeur des sentiments […]. Tous ces grands libertins, qui ne vivent que pour le plaisir, ne sont grands que parce qu’ils ont annihilé en eux toute capacité de plaisir […]. La cruauté n’est que la négation de soi, portée si loin qu’elle se transforme en une explosion destructrice»31. Et même dans l’ivresse de sens, on ne renonce pas à cette vertu première de la vie bourgeoise qu’est l’ordre: «Mettons, s’il vous plait, un peu d’ordre à ces orgies, il en faut même au sein du délire et de l’infamie»32.

Cependant, Sade décrit très bien d’autres désirs, qui ne sont pas du tout archaïques ou enracinés dans la nature animale de l’homme, mais qui, au contraire, naissent précisément à l’époque de Sade: le désir d’illimité, la négation narcissique du monde, la rupture de tout lien social, la guerre de tous contre tous, le désir même de voir disparaître l’humanité, ou le monde tout entier33. On y trouve la haine de l’objet, dont la seule existence limite déjà le narcissisme du sujet désirant34. Sade tire en effet, comme le dit Annie Le Brun, de son athéisme radical une négation de tout genre de limites. Cette absence de limites est d’abord, au plan subjectif, le projet – déjà bien narcissique – de la réalisation de tous les désirs, et de leurs contraires aussi35. À un niveau plus général, l’absence de limites forme peut-être la différence la plus importante entre le capitalisme moderne et toutes les formes de production précédentes36; elle s’exprime, parmi d’autres choses, dans la catastrophe écologique aussi bien que dans la publicité et dans l’imaginaire qu’elle véhicule37. Ce sont ses admirateurs mêmes à souligner que Sade relance le narcissisme social – pathologique – en prolongeant le narcissisme primaire de l’enfant: «Même si nous l’avons oublié, quelle enfance n’a-t-elle pas été hantée par le sentiment violent d’une souveraineté physique à l’échelle de l’univers»38 et qui disent avec approbation: «Façon de penser absolument athée parce qu’à refuser dans l’idée de Dieu tout ce qui limite l’homme, elle en vient naturellement à combattre toute idée de limite»39. Georges Bataille en dit plus sagement: «Seule, la voracité d’un chien féroce accomplirait la rage de celui que rien ne limiterait»40.

Ainsi, Sade a bien anticipé sur certains des traits les plus typiques de la société sans limites, où «ensemble, tout devient possible». Aux massacres dans les écoles et d’autres lieux publics, où le meurtre sans raison – exécuté avec l’«apathie» si chère à Sade – se termine presque toujours avec le suicide, on pourrait appliquer ces raisonnements de Georges Bataille sur Sade: «À partir du principe de négation qu’introduit Sade, il est étrange d’apercevoir qu’au sommet la négation illimitée d’autrui est négation de soi… Libre devant les autres, il n’en est pas moins la victime de sa propre souveraineté. […] La négation des autres, à l’extrême, devient négation de soi-même […]. Dans la violence de ce mouvement, la jouissance personnelle ne compte plus, seul compte le crime et il n’importe pas d’en être la victime: il importe seulement que le crime atteigne le sommet du crime. Cette exigence est extérieure à l’individu, du moins place-t-elle au-dessus de l’individu le mouvement qu’il a lui-même mis en branle, qui se détache de lui et le dépasse. Sade ne peut éviter de mettre en jeu, par delà l’égoïsme personnel, un égoïsme en quelque sorte impersonnel […]. Est-il rien de plus troublant que le passage de l’égoïsme à la volonté d’être consumé à son tour dans le brasier qu’alluma l’égoïsme»41. Ici, le crime, et surtout celui du «tueur fou», devient un véritable travail. Et si ce suicide n’est pas individuel, mais collectif, d’autant mieux: «Savez-vous, Dolmancé, qu’au moyen de ce système vous allez jusqu’à prouver que l’extinction totale de la race humaine ne serait qu’un service rendu à la nature? – Qui en doute, Madame»42. Un tel désir d’en finir avec l’humanité en tant que telle, trop rebelle au désir de toute-puissance de l’individu, n’était peut-être jamais apparu dans l’humanité avant Sade; ensuite, les nazis lui ont donné un commencement de réalisation.

De même, ce n’est pas un médecin-vedette moderne qui dit: «J’ai pour principe, mon ami, que tous les sujets de classe avilie ne sont bons qu’à des expériences; c’est sur eux que nous devons apprendre par des essais à conserver des pratiques précieuses et qui doivent nous rapporter de l’argent»43, mais c’est le chirurgien que rencontre Justine. La société de la surveillance et du regard omniprésent, qui a trouvé son expression paradigmatique au début du XIXe siècle dans le Panopticum conçu par Jeremy Bentham, se trouve déjà – mais naturellement déguisée en idée «lubrique» – chez Sade. Madame de Saint-Ange explique ainsi les nombreux miroirs dans le boudoir: «C’est pour que, répétant les attitudes en mille sens divers, elles multiplient à l’infini les mêmes jouissances aux yeux de ceux qui les goûtent sur cette ottomane; aucune des parties de l’un ou de l’autre corps ne peut être cachée par ce moyen, il faut que tout soit en vue»44.

Cet isomorphisme profond entre le monde décrit par Sade et le nouveau monde capitaliste a pu rester longtemps dans l’ombre parce que les superstructures culturelles, morales et esthétiques ont évolué beaucoup plus lentement que la base productive: la morale officielle du capitalisme se basait, jusqu’aux années 1960-70, sur la limite, le sacrifice, les bornes imposées à l’individu et à son «autoréalisation», voire sur la religion, la famille, la tradition et le contrôle strict de la sexualité. C’est devant cet arrière-plan, c’est-à-dire le décalage temporaire entre les réalités de la base productive et les valeurs proclamées, qu’a pu se développer la contestation avantgardiste des superstructures périmées, essentiellement entre 1920 et 1975, qui semblait trouver dans le culte de Sade sa pointe la plus avancée. Le système moral semblait alors presque plus inébranlable que le système économique, et en plus il était bien ancré dans les têtes de la majorité des révolutionnaires «politiques». Le culte de Sade prend beaucoup plus d’ampleur tout de suite après la fin de la Deuxième guerre mondiale, et cela laisse rêveur: la réalisation d’horreurs au-delà de tout ce que Sade a pu imaginer aurait dû faire apparaître, en rétrospective, que l’intérêt pour le «divin marquis» développé, entre les deux guerres, par de petits cercles autour du surréalisme, était une manière un peu frivole de jouer avec le feu. En 1945, il n’était plus le cas de plaisanter sur certaines choses, ni de les trouver «intéressantes». Mais le contraire arriva: c’est dans les dix ans après 1945 que Georges Bataille et Pierre Klossowski, Maurice Blanchot et Jean Paulhan, Albert Camus et Simone de Beauvoir se sont mis à interroger Sade – mais non pour y trouver la genèse du nazisme.

Ce qui distingue Sade des autres apologètes de la société marchande de son temps, c’est-à-dire le fait d’attaquer systématiquement toutes les bases de l’édifice social – la religion, la famille, les lois, les coutumes (mais non pas le travail, ni l’État en tant que tel!) – et qui a longtemps empêché sa récupération par le discours dominant, a changé désormais de signification: en effet, après deux siècles la marchandise a démontré, une fois qu’elle est arrivée à la domination complète de l’espace social, qu’elle pouvait effectivement se passer de presque toutes les autres bases traditionnelles, telles que la famille, la religion, la morale sexuelle, l’intériorisation des normes, etc. Le «néant» qui était le dernier horizon de Sade, jusque dans son testament, s’est révélé être le néant de la société marchande, qui ne vise à rien d’autre qu’à son propre accroissement tautologique et qui a renoncé depuis longtemps à proclamer un «plein» quelconque, ou n’importe quel contenu positif. Que reste-t-il alors de la thématique de la transgression, pivot de toute réflexion sur Sade? De même que c’est une duperie de parler de désir sans dire ce qu’on désire, on ne peut pas parler de transgression sans dire ce qu’on veut transgresser. Et sans dire ce qu’est la liberté, dont Sade est souvent cité comme l’exemple suprême, depuis qu’Apollinaire a dit: «Le marquis de Sade, cet esprit le plus libre qui ait encore existé». La liberté, qui à partir des Lumières a été élevée au pinacle des valeurs, a signifié, dans la pratique, surtout la liberté d’acheter, de vendre et de dominer sans freins. Sade semble avoir écrit pour démontrer l’absurdité de tout éloge de la liberté qui fait abstraction du contenu de la liberté, en se grisant du seul mot.

La «liberté» et la «transgression» se trouvent difficilement aujourd’hui du côté de la sexualité. Celle-ci a démontré, depuis 1968, qu’elle n’était pas du tout incompatible avec le travail, la marchandise, l’État et la reproduction de la société capitaliste. Elle n’est aucunement le levier d’un autre mode de vie; et même des variantes considérées «perverses» ou «extrêmes», qui encore il y a quarante ans pouvaient mener droit à la prison, et un peu avant même au bûcher, sont devenues banales comme un programme de télévision. Sade voyait très clairement le profit qu’un «gouvernement» peut tirer de la liberté sexuelle. Dans Français, encore un effort…, on lit: «Aucune passion n’a plus besoin de toute l’extension de la liberté que cellelà, aucune sans doute n’est aussi despotique; c’est là que l’homme aime à commander, à être obéi, à s’entourer d’esclaves contraints à le satisfaire; or, toutes les fois que vous ne donnerez pas à l’homme le moyen secret d’exhaler la dose de despotisme que la nature mit au fond de son coeur, il se rejettera, pour l’exercer, sur les objets qui l’entoureront, il troublera le gouvernement. Permettez, si vous voulez éviter ce danger, un libre essor à ces désirs tyranniques qui, malgré lui, le tourmentent sans cesse; content d’avoir pu exercer sa petite souveraineté au milieu du harem d’icoglans [= eunuques] ou de sultanes que vos soins et son argent [!] lui soumettent, il sortira satisfait, et sans aucun désir de troubler un gouvernement qui lui assure aussi complaisamment tous les moyens de sa concupiscence»45.

On ne pourrait pas dire mieux. Aujourd’hui, presque tout est licite en manière de «lubricité», et il suffit de consulter le forum de discussion d’une revue féminine quelconque pour voir jusqu’à quel degré les pratiques «perverses» se sont normalisées. Et en effet, presque personne ne trouble plus le gouvernement. Il a été illusoire de croire que la sexualité libre serait incompatible avec l’aliénation, l’oppression, le travail46. Bien sûr, elle est manipulée par les images, mais, au niveau légal, elle est libre comme elle ne l’a jamais été, et sans que cela n’ait aucune conséquence subversive47.

Les oeuvres de Sade semblent une métaphore de la modernité et de son absence de bornes, d’un désir furieux et vide face à un monde vidé de signification qui ne peut s’affirmer que dans la destruction, parce qu’il n’existe rien de concret qui puisse assouvir ses désirs illimités – exactement comme il arrive pour la forme-marchandise. Comme la forme-marchandise doit consommer le monde jusqu’au dernier reste pour s’affirmer, les «libertins» doivent consommer leurs victimes jusqu’à la dernière once de chair pour s’affirmer. Ils se retrouvent face à l’impossibilité de jouir dans un monde dont ils ont eux-mêmes fait préalablement un désert, et face à la nécessité d’augmenter toujours les doses de l’ersatz, toujours insatisfaisant, qui leur tient lieu du plaisir. En lisant ces oeuvres comme des métaphores du monde moderne et de ce qu’y sont le sujet, l’objet et le plaisir, elles acquièrent effectivement une valeur prémonitoire très supérieure à celle que leur attribuent leurs amateurs habituels, et pour une fois le rapprochement avec Kafka ne paraît pas complètement déplacé. Pour le reste, la ferveur contemporaine pour Sade semble répondre à ce que le marquis lui-même avait déjà si bien dit: «Il est très doux de scandaliser, il existe là un petit triomphe pour l’orgueil qui n’est nullement à dédaigner»48.




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