Objectivisme inconscient1

Aspects d’une critique des sciences naturelles mathématiques

Claus Peter Ortlieb2

On trouvera difficilement un autre sous-système de la société moderne qui, tant dans l’image qu’il a de lui-même que dans l’opinion publique, se montre aussi résistant à la critique que les sciences dures, la « science authentique » au sens de cette phrase de Kant selon laquelle « en chaque théorie particulière de la nature se trouve autant de science authentique que de mathématiques3 ». Les sciences de la nature ne manquent pas d’être critiquées, surtout depuis les années 70, notamment par le féminisme et les mouvements alternatifs. Le fait que l’utilisation sociale des découvertes scientifiques soit un sujet plus que délicat est évident pour beaucoup de scientifiques ; et de leurs rangs proviennent les critiques les plus rigoureuses et les plus compétentes de tels développements. Mais que peut-il y avoir de critiquable dans la connaissance scientifique en elle-même, dans la découverte de lois naturelles et faits irréfutables ? Ainsi, la critique féministe ne prend pas au sérieux la question d’une autre science ni ne la perçoit comme problème : au contraire, elle la réfute avec la réplique moqueuse de savoir si par hasard, à partir de maintenant, la loi de la chute des corps ne sera plus valable ou si deux et deux cesseront de faire quatre ; réplique qui rend toute discussion ultérieure superflue.

L’image empiriste d’une science « neutre »

La conception moderne de la science « neutre », en revanche, est plus dure à déconstruire. Dans sa variante bien plus ingénue, que nous pouvons supposer prédominante au sein du public non-spécialiste, la connaissance scientifique se présente simplement comme un ensemble de propositions vraies à propos de la nature, obtenues à travers des observations exactes et la description mathématique précise de celles-ci. Cette image a été surtout fomentée par le positivisme.

Aux vues des indéniables ruptures qui jalonnent l’histoire des sciences naturelles, et qui seraient à tout égard impossibles s’il s’agissait d’une méthode qui se limite à constater des faits, les scientifiques eux-mêmes, en tant qu’ils réfléchissent sur cette méthode, voient la question de manière plus nuancée, supposant que la pensée humaine dans son imperfection n’arrive jamais à découvrir l’entière vérité au hasard. Ce que la majorité d’entre eux partagent, cependant, avec le public informé, est l’idée selon laquelle il y a une vision de la nature qui est universellement valide, pour tous les êtres humains, indépendamment des formes de société, et que le progrès scientifique consiste à tendre vers un état des connaissances correspondant à cette vision. Cette conception est indissociable de l’idée d’un développement linéaire, le progrès scientifique, dont les origines remontent à la préhistoire humaine, voire encore plus loin, à l’image de Popper4.

Un des traits caractéristiques des sciences de la nature est qu’historiquement elles n’ont surgies qu’au sein d’une seule culture, la société bourgeoise. Ainsi, les Lumières ont réussi à proclamer l’universalité de cette forme de connaissance qui lui est propre, en tant qu’elle correspond à la conception qu’elle tient d’elle-même comme stade ultime et suprême de l’histoire humaine. Cette conception objectiviste de la connaissance scientifique ne peut se réfuter de l’extérieur, avec la simple indication de son contexte culturel et social. De plus, j’analyserai l’activité scientifico-mathématique, en premier lieu, de manière immanente, en partant d’Emmanuel Kant. Suivant sur ce point Sohn-Rethel5, Greiff6 et Müller7, je crois que le grand philosophe des Lumières a déjà développé les instruments qui permettent de déconstruire la pensée des Lumières depuis l’intérieur, même si lui-même n’a pas effectué ce second pas.

L’empiriste David Hume (dont Kant disait qu’il l’avait sorti de son « sommeil dogmatique ») avait déjà démontré qu’une fondation empiriste de la connaissance était impossible, étant donné qu’une loi de la nature ne peut se déduire de manière concluante de l’expérience : « Car toutes les inférences tirées de l'expérience supposent, à titre de principe, que le futur ressemblera au passé, et que des pouvoirs semblables soient joints à des qualités sensibles semblables. S'il y a quelque soupçon que le cours de la nature puisse changer, et que le passé ne puisse servir de règle pour le futur, toutes les expériences deviennent inutiles et elles ne peuvent faire naître aucune inférence ou conclusion. Il est donc impossible que des arguments tirés de l'expérience puissent prouver cette ressemblance du passé et du futur, car tous ces arguments reposent sur la supposition de cette ressemblance8 ». L’empiriste honnête doit se faire sceptique s’il ne veut se fourvoyer : « Il me semble que les seuls objets de la science abstraite, de la science de démonstration, sont la quantité et le nombre, et que toutes les tentatives d'étendre cette espèce plus parfaite de connaissance au-delà de ces bornes n'est que pur sophisme et pure illusion9 ». Ce qui n’empêche pas, cependant, que l’empirisme moderne essaie encore et encore, insistant sur un fondement empiriste de toute connaissance scientifique de la nature. Tout compte fait, la forme de connaissance la plus récente qui se référait exclusivement à l’expérience immédiate (à supposer qu’une telle chose ait existé) semble être la théorie aristotélicienne de la nature, avec ses ajustements médiévaux. Face à ceux-ci, la science moderne de la nature se constitue précisément à travers la dissociation de la connaissance empirique immédiate, et son singulier succès consiste dans cette « révolution du mode de pensée » (Kant).10 J’essaierai par la suite d’illustrer ce fait à travers quelques exemples des débuts de la science moderne.

Géocentrisme et héliocentrisme

Il est évident qu’il ne peut y avoir aucune observation astronomique qui coïncide avec une des deux conceptions du monde et pas avec l’autre, étant donné que, tant qu’on se réfère à l’observation, les deux sont totalement identiques. Du point de vue de la physique moderne, il s’agit simplement d’un changement du système de référence.

Le télescope non plus, que Galilée employa pour la première fois pour l’observation des mouvements célestes, ne nous est d’aucune aide. Ce que Galilée observa fut le mouvement des lunes de Jupiter autour de cette planète, mais cela ne démontre pas la vérité du système copernicien, ou pour le moins ne la démontre pas à travers l’observation sinon, en tout cas, sur la base d’un principe universel selon lesquels les corps célestes plus petits tournent autour des plus grands.

Cette conception de principe universel, des « lois de la nature », et la conception concomitante de simplicité s’imposèrent durant le siècle et demi qui sépare Copernic de Newton. Ainsi, Copernic lui-même, dans le prologue de son œuvre de 1543, rédigé comme lettre au pape Paul III, n’insiste pas tant sur le meilleur ajustement aux données de l’observation que, au contraire, sur les catégories d’ordre et d’uniformité.

L’ajustement aux données de l’observation ne pouvait pas être significatif pour le choix entre le système copernicien et ptoléméen, entre autres parce qu’il était impossible d’obtenir tel ajustement, comme nous le savons, sur la base des mouvements circulaires postulés par les deux systèmes. Il n’y a qu’avec Johannes Kepler (1571-1630) que les orbites circulaires sont substituées par des ellipses, et pour la première fois un principe unitaire réussit à expliquer une grande variété d’observations astronomiques. Kepler prend très au sérieux l’ajustement entre la prédiction et l’observation : selon son testament, une divergence de seulement huit minutes l’amena à déchoir une hypothèse antérieure et à réformer l’entière astronomie.

De même, la conception centrale du système scientifique de Kepler est celui de l’harmonie, dans le sens d’une « vision du monde comme cosmos ordonné et structuré conformément aux lois géométriques »11. Ce mode de pensée peut être illustré avec le passage suivant du Mysterium cosmographicum (1596), dans lequel les orbites planétaires sont mises en relation avec les cinq corps platoniciens : « La terre est la mesure de toutes les autres orbites. Un dodécaèdre circonscrit la Terre ; la sphère qui l’entoure est Mars. Un tétraèdre circonscrit l’orbite de Mars ; la sphère qui l’entoure est Jupiter. Un cube circonscrit l’orbite de Jupiter ; la sphère qui l’entoure est Saturne. Un icosaèdre est maintenant inséré dans l’orbite de la Terre ; la sphère inscrite à celle-ci est Vénus. Dans l’orbite de Vénus, s’insère un octaèdre ; la sphère inscrite à celui-ci est Mercure. J’ai ici la cause du nombre des planètes ». Du point de vue actuel, étant donné les planètes qui ont été découvertes depuis, l’argument est erroné ; mais il met en évidence le poids qu’avait, dans le système de Kepler, la spéculation autonome, orientée par des idées purement mathématiques, en comparaison avec les données empiriques.

La fondation de la méthode expérimentale

Il y a aussi une version héroïque de cette légende, espèce de mythe de l’empirisme, selon lequel Galilée défia la science aristotélicienne en démontrant sa fausseté, devant les professeurs et étudiants réunis de l’université de Pise, à travers quelques expérimentations menées à bien depuis le haut du clocher pisan. Cette histoire, écrite pour la première fois après le supposé événement, et ensuite reprise encore et encore par les historiens des sciences, l’ornant d’ultérieurs détails, contredit tous les usages universitaires de ce temps-là ; Galilée lui-même, qui de son piédestal dominait l’art d’exhiber ses propres mérites, ne la mentionna jamais ; de plus, les expérimentations, telles qu’elles sont décrites, auraient échouées.13

Effectivement, Galilée a décrit dans sa volumineuse œuvre avec beaucoup d’exactitude les méthodes qu’il employait et qu’il avait lui-même développées ; et cela ne surprend pas qu’elles soient très distinctes de celles que raconte la légende. Le procédé typique s’illustre, dans la troisième journée des Discorsi de 1638, à travers l’exemple de la chute libre. Il ne commence pas avec une observation, mais avec une définition mathématique : « Nous appelons mouvement uniformément accéléré celui qui, partant du repos, acquiert en temps égaux une augmentation égale de vitesse »14. S’ensuit une proposition mathématique : « Si un mobile, partant du repos, tombe avec un mouvement uniformément accéléré, les espaces parcourus en des temps quelconques par ce même mobile sont entre eux en raison double des temps, c’est-à-dire les carrés de ces mêmes temps » ; 15 proposition qui d’abord se démontre mathématiquement. Seulement après commence la démonstration empirique, non pas sous forme d’observation qui puisse être réalisée à simple vue, mais selon des instructions pour créer des conditions expérimentales qui s’approchent le plus possible de l’idéal du mouvement uniformément accéléré.16

Il s’agit, en somme, de créer délibérément une situation qui s’approche le plus possible des conditions idéales que suppose la construction mathématique. L’expérimentation ne peut évidemment jamais être à l’origine de pareille investigation ; elle peut seulement être son aboutissement, étant donné que les conditions expérimentales doivent se créer en fonction d’une finalité, et cela peut se faire seulement en connaissance de la fin et sous la direction de la théorie.

On n’insistera jamais assez sur la différence entre l’observation et l’expérimentation. Passer outre cette différence a induit en erreur beaucoup de gens, comme par exemple Émile Strauss qui, dans l’introduction de sa traduction allemande des Dialogues de Galilée de 1890, allègue comme preuve de la supériorité de la science moderne sur les modes de pensée médiévaux et autres « la fausse, et même sotte, affirmation aristotélicienne (…) selon laquelle la vitesse de chute d’un corps est proportionnelle à son poids et inversement proportionnelle à la densité du milieu ». La phrase offre un bel exemple de la pensée typique des Lumières qui croit que sa propre forme de connaissance est l’unique possible et que les membres d’autres cultures, qui parviennent à des résultats distincts, doivent être simplement des gens stupides ou aveugles. Le fait est qu’Aristote n’était pas tant dans l’erreur, lorsqu’il s’agit d’observation quotidienne. Autrement dit, Galilée, pour avoir procédé tel que le dit la légende de la tour de Pise, serait parvenu à un résultat semblable. Le résultat entièrement distinct de Galilée, formulé comme loi de la chute des corps, est du à une méthode très distincte qui consiste précisément, entre autres, à faire abstraction de la « densité du milieu ». Sa vérification expérimentale présuppose que puissent être créées des conditions expérimentales qui permettent de traiter la densité comme un facteur négligeable.

Comme on le sait, les expérimentations peuvent échouer. Dans une lettre à Carcaville de 1637, Galilée souligna que cela n’enlève pas de valeur aux réflexions théoriques : « Si l’expérience démontre que les propriétés que nous avons déduites trouvent confirmation dans la chute libre des corps naturels, nous pourrons affirmer sans risque de nous tromper que le mouvement de chute concret est identique à celui que nous avons défini et présupposé ; si ce n’est pas le cas, nos démonstrations ne perdent, cependant, rien de leur force et consistance, étant donné que seul devait valoir le présupposé que nous avons établi »17. Dans la terminologie moderne du XXème siècle, ayant converti les mathématiques en discipline autonome, cela signifie que la correction des démonstrations mathématiques ne dépend d’aucune vérification empirique : principe qui aujourd’hui est considéré évident ; il fallait, cependant, qu’il vienne l’idée à quelqu’un d’aborder de cette manière la connaissance de la nature.

De fait, des représentations abstraites et même de mouvement entièrement irréels qui ne s’observent pas peuvent avoir un sens ; la physique vit justement de cela (et avec elle, toutes les sciences mathématiques de la nature), tout du moins depuis Isaac Newton (1642-1727).

Dans ses Principia, Newton réalisa une fondation mathématico-déductive et unificatrice des mouvements célestes et de la physique sublunaire. Pour cela, il fallut extraire du concept galiléen de mouvement (qui n’est pas un concept empirique mais mathématique) la conséquence extrême, celle d’ « expliquer la réalité par l’impossible »18. Nous l’illustrerons en examinant certains de ses axiomes : « Tout corps persévère dans l'état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n'agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d'état. »19 Il s’agit pour ainsi dire d’une loi naturelle au subjonctif : un tel mouvement linéaire uniforme n’a jamais été observé, et Newton sait qu’il ne peut exister un tel mouvement, étant donné que conformément à sa propre loi de gravitation il n’y a pas d’espace dans lequel aucune force n’agisse. Ce qui ne l’empêche pas, cependant, d’insérer au début de ses Principia une loi qui n’est susceptible d’aucune vérification empirique immédiate : « Le changement de mouvement est proportionnel à la force motrice appliquée et s’effectue suivant la droite par laquelle celle-ci est imposée »20. De nouveau toute expérience empirique immédiate milite contre Newton et, une fois de plus, en faveur d’Aristote, qui affirmait qu’une force est nécessaire pour maintenir un mouvement, pendant que le changement (diminution de vitesse) se produit par lui-même.

Le concept de force, central dans la théorie de Newton, est également de nature non-empirique : les forces ne laissent pas observer ni mesurer directement ; ce qui peut se mesurer sont seulement les effets que leur attribue la théorie.

En temps que personnes modernes, nous sommes habitués à voir le monde à la lumière des conceptions et principes fondamentaux de la science moderne, à tel point que nous croyons les avoir extraits de l’expérience et de l’observation. « Nous ne nous rendons pas compte de l’audace de l’affirmation de Galilée selon laquelle « Le livre de la nature est écrit en caractères mathématiques », de même nous ne sommes pas non plus conscients du caractère paradoxal de sa décision de traiter la mécanique comme une branche des mathématiques, c’est-à-dire de substituer le monde réel de l’expérience quotidienne par un monde géométrique hypostasié »21 ; l’audace de déduire des propositions à propos de la nature, à l’encontre de toute plausibilité empirique, de concepts mathématiques tel que le temps, l’espace et le mouvement. La conception de la nature qui en découle, et qui nous paraît si évidente, aurait été jugée erronée et même absurde dans l’Antiquité grecque ou au Moyen Âge22.

La révolution des modes de pensée

Les sciences mathématiques de la nature se fondent sur la supposition qu’il existe des lois de la nature universellement valides, c’est-à-dire indépendantes de lieu et de temps. Cette supposition ne peut se démontrer par simple observation ; la réalité paraît plutôt désordonnée et irrégulière. La science aristotélicienne soutient que les sphères célestes obéissent à des lois entièrement distinctes de celles du monde sublunaire, si tant est qu’on puisse dire qu’il parlait de « lois » dans le même sens que nous, puisque l’idée de lois universelles de la nature présuppose un concept objectif d’un temps linéaire et divisible en valeurs discrètes, ainsi qu’un concept d’espace homogène (et non, par exemple, divisé en sphères).

(…)

La réalité désordonnée et bigarrée ne peut pas se mesurer ; et pourtant on procède d’une autre manière, comme le montrent, par exemple, tous les écrits de Galilée et de Newton. Au début, il y a une expérimentation mentale, c’est-à-dire la formulation des conditions idéales (que passerait-il si …) desquelles peuvent se déduire certaines conclusions à travers des procédés mathématiques. Tant les conditions idéales que les conclusions mathématiques entrent ensuite en vérification expérimentale, celles-ci comme condition-cadre qu’il faut observer avec exactitude, ces dernières comme indication de ce qu’il faut mesurer.

L’expérimentation peut avoir lieu seulement sur la base de telles considérations. Un bon expérimentateur doit être capable d’inventer des dispositifs expérimentaux qui s’approchent le plus possible des conditions idéales postulées et à la fois rendre possible les mesures désirées, sans que le processus de mesure (l’intervention physique de l’expérimentateur) gêne le développement idéal ; ce qui constitue, comme on le sait, toute une science à part qui, surtout dans la physique du XXème siècle, requiert un immense appareil technique. La répétabilité est considérée comme le critère de la réussite d’une expérimentation : chaque fois qu’il se crée des conditions identiques, il doit se produire le même effet, et les mesures doivent mettre en évidence un résultat identique.

Le fait que la répétition des expérimentations réelles ne conduise jamais à des résultats exactement identiques, pas même dans l’intervalle d’erreur, n’est pas considéré comme un argument à l’encontre ; puisque la méthode expérimentale se fonde sur la supposition que les phénomènes à observer se composent, d’une part, de lois de la nature, formulables en termes mathématiques, et, d’autre part, des dénommées interférences qui sont, pour ainsi dire, les lois de la nature que nous ne contrôlons pas encore. Une expérimentation est une action, une intervention active dans la nature, orientée pour créer artificiellement des situations dans lesquelles les interférences soient éliminées.23

Les phénomènes naturels paraissent plutôt désordonnés ; vus à travers les lunettes de la méthode scientifico-mathématique, ils se présentent comme l’effet d’un ensemble de loi de la nature. Pour connaître une seule de ces lois, il faut éliminer les autres, c’est-à-dire s’assurer que ces effets se maintiennent constants. Dans ce procédé analytique, dans la décomposition du phénomène en facteurs isolés, réside le lien entre la science de la nature et la technique : au fur et à mesure qu’on réussit à isoler les facteurs individuels, il devient possible de les recomposer à volonté et de les synthétiser en systèmes techniques.

Emmanuel Kant, qui avait dédié dix ans de sa vie à l’activité scientifique, résume la méthode scientifico-mathématique dans le prologue de la seconde édition de la Critique de la raison pure (1787) comme suit : « La raison doit se présenter à la nature tenant d’une main ses principes, qui seuls peuvent donner à des phénomènes concordants l’autorité de lois, et de l’autre les expériences qu’elle a instituées d’après ces mêmes principes. Elle lui demande de l’instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge qui a le droit de contraindre les témoins à répondre aux questions qu’il leur adresse. La physique est donc redevable de l’heureuse révolution qui s’est opérée dans sa méthode à cette simple idée, qu’elle doit, je ne dis pas imaginer, mais chercher dans la nature, conformément aux idées que la raison même y transporte, ce qu’elle veut en apprendre, mais ce dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. C’est ainsi qu’elle est entrée dans le véritable chemin de la science, après n’avoir fait pendant tant de siècles que marcher à tâtons. »24

Le passage met en évidence, d’une part, le rôle important que Kant attribue aux « principes de la raison » qui ne peuvent pas se déduire de la connaissance empirique (l’a priori kantien). Ainsi se résout le problème pour lequel Hume se rendit sceptique et qui aujourd’hui encore prend la tête aux empiristes modernes : le problème de savoir comment une connaissance objective est possible.

D’autre part, dans le langage de Kant, transparaît la pensée des Lumières, qui considère la « raison » comme une propriété ou une capacité universelle du genre humain et, cependant, la réclame exclusivement pour elle-même, la niant aux cultures étrangères ou antérieures. En faisant abstraction de ce préjugé, il faut constater que la méthode mathématico-scientifique dut s’imposer, en effet, face à la pensée médiévale, au point que la formule de la « révolution des modes de pensée » se réalisa ; seulement, cette révolution ouvrit le chemin à une raison qui est spécifique à l’époque bourgeoise, face à une raison du Moyen Âge qui était très distincte : il n’y avait aucun motif absolu à cette évolution25.

Le concept de « connaissance objective » acquiert ainsi une signification distincte de notre habituelle utilisation linguistique, qui est celle d’une connaissance anhistorique, indépendante des formes de société et valide de manière identique pour tous les êtres humains. Il serait impossible de convaincre de la vérité de la connaissance scientifique de la nature un membre d’une culture distincte ou antérieure qui ne reconnaîtrait pas les présupposés fondamentaux de la méthode mathématico-scientifique, c’est-à-dire les principes de la raison bourgeoise. L’unique partie de la science qu’on pourrait lui démontrer avec plausibilité est l’expérimentation : quand je réalise l’acte A, défini jusqu’au moindre détail (ce qui lui paraîtrait rituel ou grotesque), se produit normalement l’effet B. Mais rien de plus ne s’ensuit, tant que mon interlocuteur ne partage ma supposition fondamentale selon laquelle des lois universelles de la nature s’expriment dans l’expérimentation, croyant, au contraire, que le phénomène naturel est arbitraire et sans règle.

Les réussites palpables de la méthode mathématico-scientifique sont indéniables. Elles sont visibles, par exemple, sous forme de systèmes techniques, c’est-à-dire de systèmes dans lesquels des conditions analogues à celles qui caractérisent les expérimentations sont créées, éliminant dans la mesure du possible les interférences. Mais la vérité des croyances sous-jacentes ne suit pas forcément la réussite de certaines actions (et encore moins une vérité qui soit au-dessus de toute forme de société). L’arche de l’acupuncture, par exemple, a aussi des réussites, comme l’ont prouvé beaucoup de gens pour qui la médecine occidentale n’est d’aucune aide. Mais en inférer que les croyances sur lesquelles un tel art s’appuie doivent être des vérités entrerait pour le moins en contradiction avec les connaissances scientifiques du corps humain.

Le fait que la pensée scientifique ait réussi à s’imposer à l’échelle mondiale à côté de la société de la marchandise peut encore moins servir d’argument en faveur de la supériorité de cette forme de pensée par rapport à une autre comme on le prétend parfois. Les méthodes auxquelles se devaient l’ascension du système mercantile originaire d’Europe se connaissent bien en fin de compte : l’extermination et la colonisation d’autres peuples26, tout comme l’utilisation – imposées par la logique de la marchandise et, par conséquent, impitoyable - d’avantages commerciaux et de l’avance relative [de l’Europe] dans le processus de modernisation. Face à ces faits, l’argument selon lequel le mode de pensée européen réussit à « convertir » les membres d’autres cultures parce qu’il leur offrait des connaissances plus profondes est peu convaincante. Tout comme la pensée scientifique fut réprimée, au début, par le pouvoir de l’Église qui força la rétractation de Galilée, elle finit par s’imposer grâce au pouvoir de la société de la marchandise.

La connaissance objective et le sujet bourgeois

Le lien externe entre la société bourgeoise et la science mathématique de la nature étant évident27, il faut se demander quel est le lien interne ou causal. Une approche froidement « matérialiste » qui prétend réduire tous les phénomènes sociaux à l’évolution économique (qui présuppose depuis toujours l’économie comme sphère séparée) se heurte nécessairement à cette question, même si c’est seulement parce que les sciences naturelles ne commencent à remplir un rôle comme force productive qu’à partir de l’époque du capitalisme industriel, environ trois siècles après son apparition. Et même s’il avait déjà existé aux débuts de l’époque moderne des problèmes économiques significatifs auxquels la science aurait pu apporter une solution, cela n’expliquerait pas le changement radical de méthode dans la transition de la science médiévale à la science moderne.

Alfred Sohn-Rethel a développé, avec sa thèse d’une « identité secrète des forme-marchandise et forme de pensée »,28 un ambitieux programme qui met en relation l’émergence de la pensée abstraite occidentale avec la première frappe monétaire et l’échange marchand. À cela il faut objecter, tout d’abord, que l’échange simple de marchandises, que Marx analyse comme préliminaire logique de la société capitaliste développée, n’a jamais existé comme formation sociale historiquement indépendante (comme semble le supposer Sohn-Rethel) et, ensuite, que les antécédents du capitalisme industriel, jusqu’au capitalisme mercantiliste et usurier, ont eu lieu aussi dans d’autres sociétés (en Chine ou en Inde) sans que pour celles-ci la pensée prenne le même tournant qu’en Occident et, de plus, sans que surgisse une dynamique capitaliste indépendante.29

Je ne veux pas continuer ici cette discussion, puisque ce qui m’intéresse n’est pas la pensée abstraite occidentale en général, mais uniquement la forme particulière qu’elle assume dans la connaissance objective des sciences mathématiques de la nature. De plus, je n’aspire pas à une explication causale de l’évolution historique, pour laquelle il me manque des matériaux, au contraire je me limiterai aux relations structurales entre la méthode scientifico-mathématique, décrite à la manière d’un « idéal-type », et la logique de la société de la marchandise dans sa forme développée et actuelle. Allégée de cette façon, le programme de Sohn-Rethel me paraît viable, bien que dans ce qui suit il se limitera à quelques remarques.

Le chaînon qui enserre la société de la marchandise comme la forme objective de connaissance est le sujet bourgeois, c’est-à-dire la forme constitutive et spécifique de la conscience qui, d’une part, est exigée pour subsister dans la société de la marchandise et de l’argent et qui, d’autre part, doit seule permettre au sujet d’accéder à une connaissance objective.

La forme-marchandise, c’est-à-dire la détermination sociale des choses comme marchandise dans la société bourgeoise moderne s’est transformée en une forme universelle du fait que le capitalisme ait fait de la force de travail une marchandise dont ses porteurs disposent librement : c’est-à-dire libres de toute dépendance personnelle, libres de toute pression communautaire, sauf celle qui les oblige à gagner de l’argent. Mais cette pression impersonnelle est universelle, de manière que l’argent s’est transformé en l’unique finalité de tout travail et la vente de sa propre force de travail en forme prédominante de reproduction. Dans la société marchande, la satisfaction de n’importe quelle nécessité concrète dépend de l’argent. La nécessité de disposer du maximum possible d’argent se transforme ainsi dans le premier « intérêt propre », égal pour tous les membres de la société, bien qu’ils doivent le poursuivre en se concurrençant les uns les autres comme des monades économiques. Les sujets de l’échange marchand, libres et égaux selon un tel sens abstrait, s’imaginent eux-mêmes comme individus autonomes qui gagnent honnêtement de quoi vivre de leur travail.

L’apparente autonomie de l’individu correspond à l’apparente naturalité du processus économique, qui se présente aux monades économiques comme un processus régi par des lois, descriptibles uniquement avec les concepts de la théorie de systèmes que les sciences de la nature ont emprunté.

Dans les deux sens, le sujet bourgeois est inconscient de sa propre condition sociale : sans plus d’obligation que celle d’assurer sa propre subsistance (avec laquelle, cependant, il ne peut s’accomplir en tant qu’individu), il alimente avec son travail abstrait la méga-machine de la valorisation du capital, dont le fonctionnement, d’autre part, n’assume pas aucune responsabilité, étant donné qu’il l’expérimente comme régi par des lois naturelles immuables.

Le lien entre la possibilité d’une connaissance objective et la conscience de sa propre identité fut déjà souligné par Hume et Kant, avec les différences qui leurs sont propres. Pour l’empiriste et sceptique Hume, non seulement la représentation d’un objet identique mais aussi la conscience de l’identité personnelle sont illusions métaphysiques, étant donné qu’elles ne peuvent se déduire de l’expérience. L’argumentation de Kant est complémentaire : étant donné que la connaissance objective est un fait, et, pour autant, possible, alors que ses conditions de possibilité ne peuvent se déduire de l’expérience, comme l’a démontré Hume, ces conditions doivent être données a priori, avant toute expérience. La connaissance objective présuppose un sujet qui soit capable de constituer les objets de l’expérience comme objets identiques, ce qui présuppose aussi la conscience d’un moi identique à lui-même.30

La conscience de l’identité ne peut se déduire de l’expérience ; elle est préalable à toute connaissance empirique. Mais elle n’est pas non plus innée à l’être humain en tant que tel, mais plutôt une construction sociale. Pour préciser ce qu’est la constitution d’un sujet capable de connaissance objective, il convient d’examiner les exigences qu’impose l’application de la méthode scientifico-mathématique. En analysant les préceptes courants, formulés de manière impérative, que les manuels de physique expérimentale offrent pour la réalisation d’expérimentations (élimination du « facteur subjectif », conservant à la fois la condition d’observateur), Greiff a montré que ceux-ci se réfèrent à un sujet dont l’intelligence ne dépend pas de ses sentiments : seulement ceux-ci sont ce qu’il faut éliminer. L’intervention dans la nature que suppose l’expérimentation est, avant tout, une intervention de l’expérimentateur sur lui-même : l’élimination de sa corporéité et de ses sentiments. Ainsi se produit l’illusion selon laquelle le sujet n’aurait rien à voir avec le processus de connaissance : « Étant donné qu’apparemment le sujet, une fois éliminé, n’intervient pas de nouveau dans l’acte cognitif, il semble être quelque chose de gênant ou tout du moins superflu pour l’objectivité de la connaissance. Le fait que l’observateur, dans l’acte cognitif, doive se concevoir lui-même comme un facteur d’interférence et de distorsion qui doit être éliminé, produit la conviction selon laquelle la vérité réside dans la nature et non dans la connaissance de la nature ; la conviction selon laquelle la régularité obéit à des causes naturelles et ce qui s’en éloigne à des causes humaines. Cela produit l’illusion que les lois sont les propriétés de la nature même et qu’elles se manifesteraient dans toute leur splendeur s’il n’y avait aucun sujet. Mais il s’agit d’une simple illusion ; puisque l’élimination du sujet constitue aussi un acte subjectif, une opération que le sujet lui-même doit réaliser […]. [La conformité à des lois] est quelque chose que le scientifique lui-même produit en obéissant à des règles déterminées et explicites. Si on n’omettait pas les actes prescrits, on n’arriverait pas à connaître la nature en tant que soumise à des lois, c’est-à-dire qu’à la place de connaissances objectives et conformes à des lois il y aurait seulement des perceptions qui varieraient d’un observateur à un autre »31.

Toute mesure est une relation réciproque, avec pour médiation la méthode mathématico-scientifique, entre le sujet qui connaît et la nature dont il fait son objet ; pour autant, il ne peut jamais se référer à la « nature en soi », mais uniquement à cette forme spécifique d’interaction.32 La relation sujet-objet produite par l’expérimentation et exprimée en forme de loi ne peut se réduire simplement à un de ces deux pôles : au sujet non plus, comme pourrait le suggérer un culturalisme strict. Les lois de la nature ne sont ni les produits d’un discours arbitraire, en faisant abstraction du côté objectif, ni non plus les simples propriétés de la nature qui n’auraient rien à voir avec les sujets connaissants.

L’illusion qui fait apparaître la régularité produite par l’expérimentation comme si elle était une propriété de la nature est la même illusion selon laquelle le progrès social aveugle de la société mercantile se présente aux hommes comme un processus régi par des lois, extérieures à eux-mêmes, alors que de fait ce sont eux qui le constituent à travers leur action comme sujets bourgeois.

Le sujet en tant qu’ « acteur conscient qui n’est pas conscient de sa propre forme »33 se conçoit lui-même comme séparé de la nature et des autres sujets, et ce qu’il expérimente comme un simple « monde extérieur » ; avec lequel est présupposé inconsciemment le cadre social total, spécifique à la société bourgeoise, que produit une telle forme de conscience.34 Le lien systématique de la forme-marchandise, objectivé de cette façon, constitue aussi l’égalité des sujets que la forme objective de connaissance présuppose : l’égalité en tant que monade-marchandise et monade-argent, citoyens adultes et responsables, dotés de droits égaux et soumis aux mêmes règles et lois.

Mais cette égalité doit se produire préalablement via une action du sujet lui-même : action qui discipline le corps et l’esprit, objectivise les propres capacités et les états animiques, scinde les singularités individuelles. Tel est, pour les autres, le plan d’étude, non entièrement secret, du concept humboldtien de la « formation par la science », adopté par les universités allemandes, avec une approche pratique de l’ « identité secrète de la forme-marchandise et forme de pensée » bien avant que Sohn-Rethel en fasse la formulation théorique. Même Schopenhauer, qui haïssait les mathématiques, dut leur reconnaître un indubitable effet d’autodiscipline.

Évidemment, il y a peu à objecter à l’auto-discipline et à la pensée ordonnée en eux-mêmes. La dissolution de toute pensée dans le « sentir » n’ébranle pas la forme-marchandise (puisque c’est elle qui produit la séparation entre « corps » et « esprit », entre « sentir » et « pensée ») ; elle n’est pas même révolte mais plutôt livrée aux processus objectivisés, simple compensation carnavalesque de l’emprise quotidienne. Ce qu’il faut critiquer est l’inconscience avec laquelle s’inculque la discipline de la pensée objective, observable dans n’importe quelle classe de mathématiques dans lesquelles on apprend dès l’enfance aux écoliers les mathématiques dans leur forme actuelle, sans mentionner leur genèse historique ni leur rapport à la société. Là est le dressage, la production de la conscience inconsciente de sa forme : apprendre des règles formelles et des calculs sans le moindre contexte de sens, jusqu’à ce qu’il développe intellectuellement sa propre logique et ne pose plus la question du sens.

La scission des singularités individuelles à laquelle doit se soumettre le sujet connaissant afin de ne pas endommager l’expérimentation est la même scission à laquelle il soumet, dans l’abstraction mathématique de l’expérimentation mentale, les objets de sa contemplation : en faisant abstraction de ses qualités, et aussi de toute chose concrète. Rappelez-vous la définition galiléenne du mouvement uniformément accéléré ou le célèbre « centre de gravité » de la mécanique newtonienne.

Le critère essentiel de la déduction mathématique est que la réalité concrète se maintienne séparée d’elle. L’histoire des mathématiques depuis Galilée se caractérise par une isolation croissante face à cette part scindée de la pensée humaine, qui encore et encore se faufile par la porte de derrière, menaçant d’« embrouiller » la pensée mathématique. Si jusqu’au XIXème siècle l’opinion que les mathématiques avaient d’elles-mêmes demeurait marquée par son rôle de langage dans lequel est écrit, aux dires de Galilée, le livre de la nature, maintenant ainsi un certain lien avec le concret, en 1900 les mathématiques se constituèrent, avec le programme formaliste de David Hilbert, en science par droit propre, consistant en l’application de règles figées pour la transformation de chaînes de signes, dont on n’attribuait déjà aucune signification de contenu. Ce n’est pas par hasard qu’une telle évolution se produit au même moment que la forme-marchandise venait de s’imposer universellement comme principe de socialisation, et les relations de domination et de dépendance personnelles, héritées du féodalisme, ont été supplantées en grande partie par les règles formelles qui régissent tout un chacun à l’identique et ne servent déjà plus à une aucune finalité individuelle.

Au XXème siècle, les mathématiques comme noyau abstrait des sciences « mathématiques » de la nature s’érigent en « discipline reine » (Hilbert) dont aucune autre science ne désire plus faire abstraction. La fin des modèles de la physique classique, abstraits à l’évidence mais extraits de l’expérience, fait aussi partie de cette évolution, modèles qui dans la physique des particules élémentaires, par exemple, sont substitués par des modèles purement mathématiques, déliées de toute analogie mécanique ; de manière que maintenant on peut lire dans les revues de vulgarisation que l’espace « en réalité » est courbe et a onze dimensions ; affirmation qui reste néanmoins un simple fantasme.

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Une détermination positive d’un mode de vivre, de pensée et de connaître au-delà de la forme-marchandise n’est pas une chose que l’on puisse demander à un scientifique et sujet bourgeois comme est l’auteur de ce texte. Si on ouvrait au moins un débat sur cela, on aurait déjà gagné beaucoup. Puisque, en fin de compte, pourquoi la « révolution des modes de pensée » constatée par Kant, qui fonda la science moderne, devrait être la dernière révolution de cette nature ?

Claus Peter Ortlieb

Traductrice (du castillan) : Laura Rodriguez
Dactylographe : Armel Campagne