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Un échec bien mérité ?

« Sauvetage de Chypre » : le nouveau paradigme de la gestion de crise européenne

Claus Peter Ortlieb

Début novembre 2012, Der Spiegel a révélé l’existence d’un rapport « secret » du BND1, d’après lequel le renflouement prévu pour les banques chypriotes allait profiter en premier lieu aux détenteurs de comptes d’argent sale russe. Oligarques, hommes d’affaires et mafiosi russes auraient engrangé quelque vingt-six milliards d’euros sur des comptes bancaires à Chypre. Après avoir toujours soigneusement fait silence sur la question, les médias en ligne se sont mis soudain à ne plus parler que de ces vingt-six milliards d’euros d’argent sale russe. Quelle part au juste de ces dépôts bancaires a été acquise par des moyens criminels ? Étant donnée la nature de cette sorte d’argent, nul ne peut le dire, bien entendu. Tout le contenu informationnel du rapport du BND divulgué se résumait donc, au final, à cet unique chiffre : vingt-six milliards d’euros sur des comptes russes, d’origine indéterminée. Ça n’avait d’ailleurs aucune importance, le but de la manœuvre était atteint et un « débat sur l’équité » pouvait se déchaîner.

Le jour même de la publication de cette nouvelle, le groupe SPD au Bundestag déclarait par la bouche de son porte-parole pour la politique intérieure : « Avant que le SPD ne donne son feu vert à un crédit d’aide pour Chypre, il nous faut parler du business model de ce pays. Nous ne pouvons pas garantir l’argent sale russe déposé dans les banques chypriotes avec l’argent des contribuables allemands. » Ce disant, le porte-parole du SPD a pu s’assurer de l’approbation de la quasi-totalité de ses collègues parlementaires, du CSU à Die Linke. Dans le cadre des mesures de sauvetage de l’euro, il y avait là, enfin, un objectif certes encore porté par cette espèce de ressentiment très en vogue, mais qu’au moins même les simples députés pouvaient comprendre : protéger l’argent des Allemands qui travaillent dur, non seulement contre les spéculateurs avides mais aussi contre les Russes criminels.

Le ton ferme adopté à cette occasion a dès lors mis un point final à la discussion. L’échec du business model chypriote et, de là, comme l’a signifié le ministre des finances allemand, la nécessité d’en changer au plus vite, faisaient partie des arguments standard en faveur du traitement spécial que les « sauveteurs de l’euro » infligeaient à Chypre. Ce fameux business model, suivi non seulement par Chypre mais aussi par d’autres pays de la zone euro tels que Malte et le Luxembourg, consiste en un faible taux d’imposition et en contrôles peu rigoureux sur les flux financiers, de façon à attirer les capitaux étrangers, y compris ceux d’origine douteuse et qui sont passés sous le nez de leurs propres autorités fiscales. Et cela n’a pas échoué du tout : tandis qu’à Chypre le total des actifs bancaires a dépassé d’au moins sept fois le PIB, il faut encore multiplier ce chiffre par trois pour ce qui concerne le Luxembourg, pays qui jouit tout de même du PIB par tête le plus élevé du monde.

L’échec des banques chypriotes n’a donc absolument rien à voir avec leur business model ; il résulte bien plutôt de ce qu’elles ont investi le plus consciencieusement du monde les capitaux qu’on leur avait confiés dans des placement qui, il y a peu encore, étaient considérés partout en Union Européenne comme totalement sûrs, à savoir les emprunts d’État. Hélas ! il s’agissait en l’occurrence essentiellement de l’État grec, et les milliards d’euros de pertes liées aux exigences des créanciers de la Grèce ont poussé la première banque de Chypre au bord de la faillite et la deuxième en plein dedans. À partir de là, sans aide extérieure, la banqueroute de l’État chypriote n’était plus qu’une question de temps.

Or, le traitement spécial que la « troïka » formée du Fonds monétaire international, de la Banque centrale européenne et de la Commission européenne réserve à Chypre consiste en ce que, sur les vingt-trois milliards d’euros jugés indispensables au sauvetage de ses banques – on en était à vingt-trois milliards à la mi-avril 2013, mais le chiffre avait tendance à augmenter – seuls dix milliards viendront de l’extérieur, ce qui laisse par conséquent au bas mot treize milliards à fournir par Chypre même ; et certainement pas par l’État, qui se révèle n’avoir plus un sou, mais par les créanciers des banques en faillite, autrement dit par ceux qui y ont déposé leur argent, du petit épargnant au milliardaire. L’annonce initiale que même les comptes-épargne en dessous de 100.000 euros ne seraient plus garantis a provoqué des manifestations non seulement à Chypre mais dans toute l’Europe, et la contestation risque de ne pas s’en tenir là : qui aujourd’hui peut encore croire que ses économies sont en sûreté ? En fin de compte on s’est mis d’accord pour ne toucher qu’aux dépôts dépassant 100.000 euros, lesquels devront fournir les fameux treize milliards, et aux dernières nouvelles cela devait se faire sous la forme d’une contribution obligatoire à hauteur de 40 à 60%, ce qui signifie la ruine à très brève échéance pour de nombreuses entreprises chypriotes.

Avec cette mesure que les médias ont étiquetée « sauvetage de Chypre », on anéantit le secteur financier chypriote et on met un terme au business model jusqu’à présent en vigueur, ce qui bien entendu est aussi le but de l’exemple qu’on fait ici. On ne dispose à l’heure actuelle d’aucun nouveau business model, et du reste, même s’il y en avait un, les mesures d’austérité prescrites en même temps le rendraient impraticable. Chypre ira donc rejoindre la liste des pays sud-européens en crise, avec les conséquences que ces derniers connaissent déjà : baisse des performances économiques (une contraction de 8% étant attendue dès cette année), baisse des rentrées fiscales, augmentation de la dette publique, chômage de masse qui coïncide avec un démantèlement des protections sociales, recrudescence du sans-abrisme, effondrement des soins médicaux chez les plus pauvres, conduisant à une hausse dramatique du nombre de suicides.

Ce que l’on discerne moins bien, ce sont les conséquences qu’aura, au-delà de Chypre, ce plan de renflouement d’un nouveau genre. Lorsque le ministre des finances hollandais et nouveau président de l’Eurogroupe a expliqué que les modalités du « sauvetage de Chypre » constituaient la formule pour de futures interventions dans la zone euro, les bourses du monde entier se sont effondrées, obligeant les responsables politiques à faire brutalement machine arrière en désignant Chypre comme un cas à part sans le moindre caractère de modèle pour l’avenir. Une semaine plus tard, nouveau revirement : politiciens et médias se creusaient à présent la cervelle pour savoir comment, au nom de l’équité, faire participer davantage le secteur financier aux coûts des prochaines faillites bancaires. La déclaration du journaliste Uwe Jean Heuser dans Die Zeit du 27 mars 2013 est parfaitement représentative de cette réflexion : « L’équité en Europe, c’est-à-dire la position de l’Europe aujourd’hui sur cette question est de dire que le renflouement de Chypre ne doit surtout pas être vu comme une nouvelle preuve du caractère injuste du sauvetage de l’euro ; il s’agit au contraire du renflouement le plus équitable à ce jour et par conséquent d’un étalon pour l’avenir. Voilà pourquoi même l’Italie peut et doit désormais faire appel à ses citoyens les plus riches, ne serait-ce que par le biais des impôts. L’idée d’une contribution de crise pour les millionnaires italiens ne devrait plus être taboue – même si c’est politiquement plus délicat que de se tourner vers les Russes détenant des avoirs à Chypre. L’équité, c’est aussi une question de courage. »

Face à la situation que connaissent l’Europe du Sud et les autres régions en crise, pérorer de la sorte à propos d’équité relève d’un cynisme dégoulinant de morale. On préfère ne pas voir que l’équité, comme chacun sait, ne fait nullement partie des critères sur lesquels s’orientent les économies capitalistes. Mettre ces dernières à contribution sans porter atteinte au capitalisme consiste en fait le plus souvent à commencer par le bas de l’échelle sociale. Et quand bien même on estimerait injuste que les bénéfices se voient accaparés de façon privée tandis qu’ensuite les pertes sont socialisées par le biais de l’impôt, il faut se souvenir que la dernière tentative d’envergure systémique pour fonctionner autrement et faire payer au secteur financier ses propres risques a abouti en 2008 à la mise en liquidation de la banque Lehman, dont personne n’a oublié les conséquences. Pour ce qui concerne la zone euro, voilà ce que cela signifie : le simple soupçon que le « sauvetage de Chypre » pourrait constituer un étalon pour l’avenir conduira à ce que les dépositaires, dès l’apparition du moindre petit problème bancaire, ferment leurs comptes et mettent leur argent en lieu sûr, ce qui placera les banques concernées face à des difficultés cette fois bien réelles. La journaliste Ulrike Herrmann a ainsi fait remarquer à bon droit dans Die Taz du 30 mars 2013 que la chancelière allemande allait bientôt se voir contrainte d’« étendre la sécurité illimitée des dépôts à toute la zone euro. Car sinon l’euro vole en éclats, étant donné qu’en permanence des centaines de milliards d’euro prennent la fuite ». Il y a peu de chances que la chancelière accepte de donner une telle garantie : sauver les comptes-épargne du Sud avec de l’« argent allemand » irait à l’encontre du sentiment allemand de l’équité. Nous verrons bien si ce sentiment est prêt à s’accommoder également d’un krach de l’euro.

Les premiers menacés par le nouveau paradigme de la gestion de crise européenne, ce sont les petits États dont le secteur financier, à l’instar de celui de Chypre, peut se voir considéré du jour au lendemain comme surdimensionné. Car quand bien même Chypre, comme continuent de nous l’assurer les politiciens européens, aurait été effectivement un cas à part, Malte et le Luxembourg en sont également et risquent fort de se retrouver un jour ou l’autre dans un pétrin comparable. Les représentants de ces deux États n’ont pas eu de mots assez durs pour qualifier toutes ces discordances (auxquelles ils ont eux-mêmes pris bonne part) dans les pourparlers sur Chypre. Ainsi le ministre des finances maltais, dans un article pour le Times of Malta, a-t-il vu dans ces tractations une étude de cas indiquant « le traitement auquel une petite île méditerranéenne doit s’attendre s’il lui arrivait jamais d’avoir besoin de l’aide des autres États membres ». Son homologue chypriote, de son côté, a finalement accepté « le couteau sous la gorge » les conditions des sauveteurs. Et c’est avec la même absence de diplomatie que s’est exprimé le ministre des affaires étrangères luxembourgeois, disant qu’il en avait par-dessus la tête de ce mot de « business model », et que l’Allemagne n’avait pas à décider de celui que les autres pays de l’UE doivent ou non adopter. Dans Der Spiegel du 25 mars 2013, il déclare : « Nous acceptons même que l’Allemagne vende des armes. En contrepartie Berlin pourrait faire l’effort de montrer davantage de compréhension pour la situation particulière des petits pays. » Ce monsieur ferait mieux de critiquer le « business model allemand » basé sur des industries automobile et militaire surdimensionnées, au lieu de l’accepter dans l’espoir d’amadouer l’Allemagne.

Bien évidemment, aucun État n’est en mesure de rattraper seul son secteur financier lorsque celui-ci est en chute libre et que le total de ses actifs se monte à vingt-deux fois le produit annuel de l’économie nationale ; de ce point de vue, le discours sur le surdimensionnement peut se comprendre. Seulement on ne devrait pas oublier le processus historique qui a conduit à cette situation. Le secteur financier est surdimensionné au plan mondial, et des décennies durant personne n’y a rien trouvé à redire, bien au contraire : c’est cette véritable inondation de capital financier qui, par le biais du crédit, a fait fonctionner pendant trente ans l’économie mondiale et permis ainsi d’ajourner sans cesse une crise devenue virulente à partir des années 1970 ; jusqu’à ce qu’au final plus rien ne marche, les crédits accordés s’étant révélés être en grande majorité des emprunts toxiques. Suggérer, comme d’aucuns s’y entendent dans ce genre de situation, que les banques devraient se concentrer sur leur cœur de métier qui consiste à soutenir l’économie réelle, c’est passer à côté du vrai problème : l’échec des banques chypriotes ne vient en effet pas tant, loin s’en faut, de leurs pratiques douteuses, que de ce que précisément elles ont exercé leur si « respectable » cœur de métier.

Tout aussi oublieuses de l’histoire s’avèrent cependant les critiques de la politique de rigueur allemande qui se contentent d’appeler à une « nouvelle social-démocratie » ayant mission d’opposer à l’austérité procyclique dans la zone euro un plan de relance anticyclique axé sur Keynes. Il est tout à fait exact que la politique anticrise prescrite aux Européens par le gouvernement allemand ne fait qu’aggraver la crise toujours davantage. Seulement le contre-modèle n’est pas d’un plus grand secours lorsqu’il consiste à reprendre, comme le préconise par exemple Wolfgang Münchau dans sa rubrique du Spiegel Online du 3 avril 2013, la politique à caractère essentiellement macroéconomique d’un Karl Schiller dans les années 1960 et d’un Helmut Schmidt dans les années 1970. Cette politique a fini par échouer à l’époque, et avec elle la coalition sociale-libérale au pouvoir, parce que les plans de relance étatiques ne conduisaient qu’à des taux d’inflation toujours plus élevés, sans parvenir à initier une reprise durable et autoalimentée.

Pour sortir de la crise, il n’y a qu’un moyen : sortir du capitalisme. Il serait grand temps d’y réfléchir si possible à voix haute, ce qui ne sera pas facile. Mais vu le caractère global et en aucun cas limité à l’Europe qu’a pris entretemps la crise, un discours sur l’équité qui ne remet pas en cause le capitalisme devient tout simplement insupportable.

Paru dans Konkret, mai 2013
http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=aktuelles&index=0&posnr=583
Traduction de l’allemand : Stéphane Besson