Paru dans ENTROPIA No 11, 15 novembre 2011 L’Innocence perdue de la productivitéPar Claus Peter Ortlieb1
On nous présente régulièrement le progrès dit technique et l’augmentation constante de la productivité comme une voie censée conduire l’humanité vers le bonheur et la résolution de tous ses problèmes. Attendu que ladite productivité a doublé au cours des trois ou quatre dernières décennies, autrement dit que la même quantité de temps-travail permet de produire aujourd'hui deux fois plus de biens que dans les années 1970, il s’ensuit que nous nous sommes probablement rapprochés du paradis annoncé de quelques bonnes enjambées. Pourtant, évidemment, à l’heure où les crises économique, écologique, financière et énergétique montent simultanément en puissance, quiconque affirmerait une chose pareille se verrait immédiatement taxé de doux rêveur. Il y a donc quelque chose qui cloche dans les calculs et leurs promesses. Où est l’erreur ? Un mot d’ordre qui revient souvent dans ce contexte nous fournit un premier élément de réponse : compétitivité. C’est d’abord et avant tout au moment de la mise en concurrence que la productivité prend toute son importance : l’entreprise jouissant de la plus grande capacité de production, en fabriquant ses produits à moindre coût et en les vendant moins cher que ses concurrents, expulse ceux-ci du marché. La région où règne la plus forte productivité peut devenir la première exportatrice mondiale tandis que les moins productives devront se contenter de regarder dépérir leur tissu industriel. De ce point de vue, il est donc évident qu’en règle générale, l’inégale augmentation des forces productives non seulement engendre des profits inégaux pour les acteurs économiques, mais ruine même nombre d’entre eux. En outre, en situation de concurrence, il apparaît clairement que ces mêmes gains de productivité, loin de conduire à une réduction du temps de travail au bénéfice de tous les travailleurs, mènent plutôt à une situation où un nombre plus restreint d’employés produisent davantage. Mais cela ne nous dit toujours pas quels effets exerce sur l’ensemble du système capitaliste mondialisé cette augmentation de la productivité sur le long terme induite par la concurrence. Selon l'idéologie libérale du progrès, qui cite volontiers la « survie des plus adaptés » chère à Darwin ou le principe de « destruction créatrice » de Schumpeter, la dynamique compétitive constituerait le moteur des avancées techniques, certes, mais aussi sociales. Que cette idéologie ait été discréditée par la tournure des affaires du monde est en ce début du XXIème siècle — si ce n’était pas déjà le cas — un fait patent. Mais les raisons en sont peut-être moins simples à discerner, et cet article se propose de les mettre en lumière. Productivité, valeur et richesse matérielleOn parle de gain de productivité lorsque la même quantité de temps-travail permet d’obtenir davantage de produits ou — ce qui revient au même — lorsque la même quantité de biens matériels peut être produite pour un coût de travail moindre, d’où il s’ensuit que la valeur de ces biens diminue. La productivité est ainsi le rapport d’une quantité de biens matériels par le temps-travail nécessaire à leur fabrication. Pour bien comprendre la productivité et ses transformations, il est indispensable de faire la distinction entre valeur et richesse matérielle.3 Quand Marx écrit (dans l'extrait cité plus haut) que le capital pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse, il entend le mot richesse dans le sens de valeur, cette forme de richesse historiquement spécifique qui n'a de sens que dans une société capitaliste et représente son essence même.4 La richesse matérielle, quant à elle, est constituée de valeurs d’usage pouvant prendre ou non la forme de marchandises. Cinq cents tables, quatre mille paires de pantalons, deux cents hectares de terre, quatorze conférences sur les nanotechnologies ou trente bombes à fragmentation représenteront ainsi de la richesse matérielle, seule l’utilité pratique du produit ou service en question entrant en considération. Ce qui distingue le capitalisme de toute autre forme sociale est le fait qu’une forme de richesse spécifique y règne : la richesse abstraite ou valeur, qui revêt la forme de l’argent et se mesure par le temps-travail nécessaire à la production des marchandises. La richesse matérielle est un accessoire dont, certes, l'économie capitaliste ne peut se passer mais ce n'est pas son but. Celui-ci réside dans le procès de valorisation, l’accroissement démesuré de la richesse abstraite : j’investis de l’argent dans le procès de production dans la perspective de récolter au final davantage d’argent (la plus-value ou survaleur). Une activité économique qui n’aurait pas pour but, a minima, cette augmentation de richesse abstraite est une chose qui ne peut tout simplement pas exister. Il n’y a rien d’intuitif dans cette distinction entre les deux formes de richesse. Elle ne joue aucun rôle dans les transactions quotidiennes où l’on n'évoque guère que la pure et simple « richesse ». Les critiques adressés au capitalisme se focalisent alors pour la plupart sur la question de la redistribution de la richesse. La critique marxienne de l’économie politique, en revanche, s’intéresse avant tout à cette forme précise de richesse, inédite, absurde, excessive, et du bon fonctionnement de laquelle nous avons fait en sorte que nos vies dépendent. Par malheur, ce fonctionnement se révèle, de façon lente mais régulière, de moins en moins bon, même mesuré à l’aune de ses propres critères. La notion de productivité met l’accent sur les rapports quantitatifs entre deux formes de richesse créées lors de la production d’une marchandise. Marx souligne que, bien que déterminées à chaque instant du procès de production, elles participent d’un mouvement incessant :
Il faut relire attentivement la dernière phrase si l’on veut comprendre qu’un accroissement de la productivité
Les contraintes de la création de richesse abstraitePour les raisons que nous avons vues, la tendance historique (empiriquement constatée) du capitalisme à une augmentation sans fin de la productivité conduit à une dévaluation de la richesse matérielle tout aussi dépourvue de terme. Par ailleurs, on peut démontrer qu’à partir d’un certain point de l’évolution du capitalisme — point que nous avons d’ores et déjà atteint et dépassé —, la contribution apportée à la survaleur sociale totale par une marchandise donnée devient de plus en plus réduite.6 Par cette augmentation sans fin de la force productive, le capital, dont l’unique intérêt réside dans l’accumulation maximale de survaleur, se tire une balle dans le pied puisque la dépense matérielle nécessaire à l’obtention d’une survaleur donnée augmente régulièrement. La question est : comment se fait-il que le capital agisse à l’encontre de ses propres « intérêts » ? Pour trouver la réponse, il nous faut cesser de raisonner en termes d'acteurs économiques. Ceux-ci, à travers le jeu de la concurrence (entre entreprises, entre économies régionales ou nationales), augmentent leur capital et gagnent des parts de marché, ce qui leur confère un avantage par rapport à leurs adversaires. Il en résulte ce paradoxe que les acteurs économiques qui élargissent le plus leur part du gâteau constitué par la survaleur sociale totale, sont ceux-là même qui contribuent le plus à réduire la taille du gâteau. D’où la « contradiction en procès » qu’identifia Marx il y a 160 ans, contradiction en vertu de laquelle le capital, se contentant d'obéir à sa propre logique, détruit précisément la forme de richesse qui se trouve être indispensable à son existence. Quiconque échoue à prendre une part active à l’expulsion du travail hors du procès de production est lui-même éjecté du marché. Dans la mesure où, sous le capitalisme, l’objectif de toute activité économique consiste à obtenir une survaleur, autrement dit à faire en sorte que la somme d’argent investie dans le procès de production ait augmenté au terme de celui-ci, une économie de marché sans croissance est tout bonnement impossible, car sans perspective de croissance personne n’investirait le moindre centime. C’est ce que devraient garder à l’esprit, en particulier, tous ces gens bien intentionnés qui prônent, pour le bien de l’environnement et de l’humanité, des économies nationales fonctionnant à l’avenir avec une croissance nulle… mais qui se gardent bien d’évoquer une sortie du capitalisme. Qu'est-ce donc qui s'accroît de façon si compulsive ? Du point de vue du capital, c’est la richesse abstraite qui doit croître, et avec elle la survaleur, qui représente, au fur et à mesure de l’accumulation capitaliste, un stock de capital toujours plus démesuré. Cependant, si la productivité augmente, cela suppose que la quantité de biens produits croisse plus vite que la survaleur. Car pour seulement maintenir la création de survaleur à un niveau constant, la production devra croître au même rythme que la productivité. La création de richesse abstraite est ainsi astreinte à la double nécessité d’augmenter à la fois la survaleur et la productivité, ce qui en retour suppose un taux de croissance encore plus élevé en termes de richesse matérielle. Historiquement, le capitalisme a résolu le problème de sa soif immanente de croissance en se lançant dans deux gigantesques vagues d’expansion7 :
Ces espaces conquis sont de nature concrète ; par suite, ils sont finis. Il était donc à prévoir que l’accroissement inconsidéré de la richesse abstraite finissent par en rencontrer les limites. Ce moment est arrivé, et les limites sont atteintes de deux façons : Limites internes et externes du mode de production capitalisteSe penchant sur la question de l’expansion du capital, Robert Kurz établit dès le milieu des années 1980 quel sera l’un des impacts de la « révolution microélectronique » :
La reconnaissance du fait que « désormais, inexorablement, il y aura davantage de travail éliminé que de travail absorbé » repose, pour l’essentiel, sur le postulat que le capital ne sera plus en mesure de susciter suffisamment d’innovations de produits pour compenser le ralentissement de la création de valeur et de survaleur induit par les innovations de procédés. Beaucoup soutiennent le contraire, en dépit du fait que — un quart de siècle plus tard — les innovations de produits en question se fassent toujours attendre. Rappelons que nous ne parlons pas simplement de nouveaux produits accompagnés de leurs besoins afférents : les innovations tant attendues réclameraient pour assurer leur production de telles quantités de force de travail que les conséquences de la rationalisation microélectronique en seraient, au minimum, neutralisées. Au plan concret, les limites internes de la production capitaliste se manifestent par la concentration des entreprises sous l’effet du principe de concurrence et par un chômage structurel. L’industrie automobile, dont D. H. Lampater décrit bien la situation, en fournit un parfait exemple :
La productivité croît-elle de 15% ? Alors les ventes doivent croître en proportion si l’on veut générer les mêmes augmentations — mesurées en temps-travail — de la (sur)valeur, sans parler des profits proprement dits. Si les ventes ne suivent pas, non seulement des travailleurs sont licenciés mais, en outre, le capital investi dans l’industrie automobile, étant donné le manque à gagner en termes de (sur)valeur, n’est plus assuré de croître. Cette chute des profits menace en priorité les entreprises incapables de suivre le rythme de l’augmentation de la productivité, ce qui explique la fierté du PDG de Volkswagen qui voit l’avenir lui apparaître sous la forme d’une plus grande part de marché, voire d'une hausse des bénéfices. Toutefois, à l’échelle d’un secteur industriel entier, le gain de productivité entraîne mathématiquement l'amincissement des profits. A côté de ces limites internes, les limites externes de la production capitaliste s’expriment à travers les limites écologiques à la croissance, lesquelles, comme le montre le fantasme d’une « économie de marché sans croissance » n’ont pas encore été correctement interprétées dans cette optique. Dès le début des années 1990, Moishe Postone établissait pourtant le lien :
Dans la vie politique, le dilemme décrit ici se manifeste par un conflit entre mesures environnementales et mesures en faveur du développement économique : si, d’un côté, il y a consensus dans les milieux écologistes sur le fait que généraliser à l’ensemble de la planète l’« american way of life », voire simplement le mode de vie ouest-européen, mènerait tout droit à un désastre écologique aux proportions sans précédent, de l’autre, les institutions ayant en charge de favoriser le développement économique sont tenues de poursuivre précisément cet objectif, quand bien même il serait devenu irréaliste. Ou, pour le dire dans les termes utilisés tout au long de cet article : employer ne serait-ce que la moitié de la force de travail disponible sur la planète à un niveau nécessaire à la poursuite de l’accumulation capitaliste, tout en maintenant le niveau actuel de productivité (avec les taux de production et d’engloutissement des ressources qui lui sont liés), se traduirait par un effondrement immédiat de l’écosystème terrestre. De toute façon, le mode de production capitaliste, par l’action de sa propre dynamique compulsive, est arrivé au terme de ses possibilités de développement. La communauté mondiale se trouve donc confrontée à cette alternative : soit couler avec lui, soit se libérer de la tyrannie de la richesse abstraite et refonder la reproduction sociale sur des critères, cette fois, purement concrets. Le développement des forces productives pourra alors retrouver son innocence : d’une part, la société n’autorisera plus compulsivement la mise en œuvre de n’importe quel gain de productivité (toute tâche n’étant pas forcément plus agréable lorsqu’elle est exécutée plus vite) ; d’autre part, ce développement pourra enfin servir à améliorer réellement la vie des êtres humains. Traduction : Sînziana 1 Article paru, sous une forme légèrement différente, dans Denknetz Jahrbuch, 2010. Cf. aussi C. P. Ortlieb, « Ein Widerspruch von Stoff und Form » [Une contradiction entre la matière et la forme], EXIT! Krise und Kritik der Warengesellschaft, n°6, 2009. 2 Ed. Sociales, 1980, tome 2, pp. 193-194. 3 La distinction entre ces deux formes de richesse se complique encore en raison du fait que de nombreux économistes mesurent la productivité comme étant le PIB (produit intérieur brut) divisé par le nombre d’heures travaillées, de sorte que le produit du travail est exprimé d’emblée en termes monétaires. Or, le (véritable) PIB ne doit représenter que la quantité totale des biens produits et des services fournis. Tâchons d’éviter cette confusion. 4 Cf. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, éd. Mille et Une Nuit, 2009 (1993). 5 Karl Marx, Le Capital, éd. PUF, 1993, tome 1, p. 52. 6 Car, pour toute marchandise donnée, la survaleur est nécessairement inférieure à sa valeur totale ; cf. C. P. Ortlieb, art. cit. 7 Cf. Robert Kurz, « Die Krise des Tauschwerts », Marxistische Kritik, n°1, 1986. 8 Concernant le royaume « féminin » dissocié de la reproduction, cf. Roswitha Scholz, « Remarques sur les notions de "valeur" et de "dissociation-valeur" », Illusio, n°4/5, automne 2007. Cf. également le chapitre VII, « Le travail, domination patriarcale » du Manifeste contre le travail, éd. Léo Scheer, 2002. (N.d.l.T.) 9 Robert Kurz, art. cit. 10 D. H. Lampater, « Notbremsungen » [Freinage d’urgence], Die Zeit, 16 octobre 2008. 11 Moishe Postone, op. cit., p. 457-458. 12 Moishe Postone, op. cit., p. 459-460. |