Startseite
Transnationales
zurück
Druckversion
Glossar
Deep Link

Francais


Roswitha Scholz

Marie, étends ton manteau

Production et reproduction à l’heure du capitalisme en crise

A partir de la fin des années 1990, passé le « tournant culturel » et sa phobie envers la critique radicale de l’économie, divers courants du marxisme connurent un nouvel élan, tandis qu’en parallèle éclatait cette crise qu’on n’attendait surtout pas. La théorie féministe non plus n’en est pas sortie indemne. Frigga Haug sillonne le pays sans relâche et un numéro de 2009 de la revue Das Argument était consacré à la question centrale des « éléments d’un nouveau féminisme de gauche ». Nancy Fraser s’écrit : « Femmes, pensez en termes économiques ! ». Et il n’est pas jusqu’à certaines féministes (ex-?)déconstructivistes qui ne réclament désormais que l’on replace l’oppression subie par les femmes dans le contexte de la critique du capitalisme1.

Réémerge aussi soudain, comme base permettant d’expliquer les disparités entre les sexes, ce bon vieux rapport de « production » et de « reproduction » qu’on avait pourtant rejeté depuis longtemps au motif qu’il s’agissait d’un modèle dualiste. Aujourd’hui le voici qui retrouve sa place, y compris dans les réflexions des féministes de la mouvance queer. Ainsi par exemple chez Gabriele Winker : « D’un point de vue historique concret, la mise en place des structures capitalistes a conduit à ce qu’une plus grande part du travail de reproduction sociale soit effectuée en dehors du système de la valorisation capitaliste : au sein des familles hétérosexuelles, et là principalement par les femmes2 ». Voilà qui est curieux : des arguments typiquement marxoféministes qu’on croyait déjà à demi oubliés sont à présent amalgamés sans façon, « en y allant gaiement » (Adorno), à des schémas conceptuels déconstructivistes ; et ce en dépit du fait que, dans les années 1990, une âpre querelle opposait féministes « matérialistes » à l’ancienne et postféministes (dé)constructivistes.

Ces derniers temps, lorsque, sans gros effort théorique préalable, il s’agit une fois de plus d’aller tout droit à la question de ce qu’il faudrait « faire concrètement » face à la crise, on réunit pêle-mêle : des critiques queer devenant soudain « économiques », un concept de « biens communs » soi-disant nouveau, une idéologie de l’open source s’appuyant sur l’exemple du développement des logiciels dits « libres », et, en règle générale, une improbable « économie solidaire ». Le mot d’ordre redevient « small is beautiful », censé ouvrir la voie à un changement radical de nos conditions. Ce qu’il reste du postmodernisme dans ce « retour de l’économique », c’est un trait tiré sur la totalité négative. La « société » est out, la « communauté » dans toutes ses variantes est in. Les analyses qui naguère critiquaient une idéologie alternative-communautaire bornée passent à la trappe. Par cet oubli volontaire et ce refoulement, on s’offre en quelque sorte une seconde naïveté.

Dissociation-valeur et socialisation

Comme son nom suffit à l’indiquer, il y a au cœur de cette théorie l’idée qu’un certain nombre d’activités de la reproduction définies comme féminines, mais aussi d’attitudes correspondantes (la sollicitude, par exemple) et de qualités dévalorisées (la sensibilité, l’émotivité, etc.), se voient, précisément, dissociées de la valeur et de sa substance, le travail abstrait, et attribuées « aux femmes ». De telles attributions caractérisent pour l’essentiel l’ordre symbolique du patriarcat producteur de marchandises3. D’emblée, il s’agit donc bien d’un aspect de la socialisation capitaliste, mais que les instruments conceptuels marxiens ne sont pas à même de saisir. Instauré en même temps que la valeur, cet aspect en fait structurellement partie ; cependant, d’un autre point de vue, il se trouve à l’extérieur de ladite valeur et, de ce fait, en constitue même la condition préalable. Valeur et dissociation se situent ainsi réciproquement dans un rapport dialectique. On ne peut faire dériver l’une de l’autre : au contraire, chacun des deux moments procède de l’autre. C’est précisément sous cet angle qu’il faut parvenir à se représenter la socialisation fétichiste, et non pas sur la base du seul rapport-valeur.

Or, le point décisif pour ce qui nous concerne ici est le suivant : à un haut degré d’abstraction, le rapport-dissociation est, en tant qu’autre du rapport-valeur, tout aussi socio-historiquement et négativement déterminé que lui. Il est un principe social traversant tous les plans et domaines de la société, et on ne peut par conséquent le répartir machinalement entre les sphères du privé et du public, de la production et de la reproduction. Certes, il comprend les activités de la reproduction qu’on ne parvient pas à faire entrer dans la logique du travail abstrait, mais il ne s’arrête pas là. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’évolution historique interne de la dissociation-valeur. Les femmes sont aujourd’hui « doublement socialisées », comme dit Regina Becker-Schmidt. Autrement dit, bien qu’elles se soient dans une large mesure intégrées à la société « officielle » du travail abstrait et de l’espace public bourgeois, elles n’en demeurent pas moins en charge du ménage et des enfants, doivent se battre davantage que les hommes pour atteindre les échelons supérieurs et gagnent en moyenne moins que les hommes, malgré le fait qu’elles les aient rattrapés en termes de niveau d’études. La structure de la dissociation-valeur s’est transformée mais, dans le principe, elle existe toujours.

Que la dissociation soit un moment de la socialisation négative, voilà qui ressort également des tout derniers développements de la situation d’ensemble. Les anciennes représentations bourgeoises des sexes ne sont plus adaptées au « turbocapitalisme » et à son implacable exigence de flexibilité : on assiste à la formation d’identités flexi-contraintes, qui continuent néanmoins de se penser en termes de genres distincts et spécifiques, alors même que l’image traditionnelle de la femme est obsolète. De surcroît, certaines études sur le thème « mondialisation et rapport entre les sexes » tendent à montrer que l’époque est révolue où les femmes paraissaient avoir (ou plutôt avaient effectivement en partie) conquis davantage de liberté à l’intérieur du système. La mondialisation s’accompagne désormais d’une « barbarisation du patriarcat » caractérisée par de nouvelles formes de sexisme.

La dissociation-valeur s’affranchit en quelque sorte des supports institutionnels rigides que représentaient la famille et la vie professionnelle, mais la hiérarchie entre les sexes n’en disparaît pas pour autant à la faveur du recul de l’Etat social et des mesures contraignantes prises par l’administration de crise. Il s’agit simplement d’une reconfiguration des anciennes structures d’affect. S’il en était autrement, on ne verrait pas les femmes prendre en charge, comme auparavant, les activités dissociées de la reproduction et les attributions correspondantes. L’ex-ministre de la famille Ursula von der Leyen en constitue la parfaite illustration, puisqu’il semble bien qu’elle soit tout à la fois mère de plusieurs enfants et médecin, membre du gouvernement, infirmière pour ses vieux parents et j’en passe. Par ailleurs, l’image traditionnelle de la femme redevient le dernier recours, y compris chez des carriéristes des médias actuels comme Eva Herman, qui, une fois de plus, a proclamé le « principe d’Eve » et obtenu grâce à lui un best-seller. Profondément enracinées dans la structure même du capitalisme, les identités ne peuvent manifestement pas être évacuées au moyen d’une simple déconstruction superficielle, comme l’avaient cru maintes chercheuses en gender studies. Paradoxalement, la « double socialisation » des femmes s’avère fonctionnelle. Ainsi, par exemple, les réseaux d’entraide s’efforçant de gérer la crise dans le tiers monde sont-ils essentiellement portés par des femmes, ce qui n’empêche pas qu’en règle générale, à l’heure de l’économie en flux tendu, les activités de la reproduction se retrouvent plus que jamais au bas de l’échelle. Elles constituent une sorte de rebut que l’on assigne aux femmes doublement socialisées.

Cette grossière esquisse suffit à montrer que la dissociation ne peut être comprise ni comme « reste » ontologique ni, la plupart du temps, comme « domaine » délimité, et encore moins comme un moment positif, en particulier comme une « émergence » ou un « modèle » de structures non capitalistes ou postcapitalistes. Bien au contraire, elle est déterminée par l’évolution historique et par le capitalisme exactement au même titre que le travail abstrait et la valeur, et doit par conséquent être abolie avec eux. La structure de la dissociation constitue l’essence de la dynamique capitaliste.

Frigga Haug et la « perspective 4-en-1 »

Mais le problème, chez Haug, c’est que le rapport entre les sexes n’est compris que comme un « rapport de production » d’un genre un peu spécial, dont la « logique » propre n’est appréhendée en quelque sorte que phénoménologiquement ; il est établi à partir de vues issues d’un marxisme plutôt éculé et qui restent en deçà du niveau des catégories formelles de base de la société. La faute en revient avant tout à l’ontologie marxiste-traditionnelle du « travail », qui nous oblige pour ainsi dire à introduire en fraude la critique féministe dans le contexte systémique général. La théorie de la dissociation-valeur pose au contraire d’emblée la répartition des rôles sexuels au même niveau d’abstraction que le travail et la valeur ; le rapport de dissociation compte lui aussi au nombre des catégories de base.

Certes, Frigga Haug adopte toujours un point de vue systémique général et ne se cantonne pas à des raisonnements à petite échelle, mais ça ne fait pas pour autant disparaître la traditionnelle pierre d’achoppement. Elle voudrait faire face à la profonde crise du capitalisme au moyen d’une réduction radicale du temps de travail dans le domaine professionnel, réduction qui dégagerait suffisamment de temps pour une reproduction culturelle comprenant également les activités liées au développement personnel et à la politique. Ces idées qu’elle défend depuis longtemps, nous les retrouvons peu ou prou dans ce qu’elle met aujourd’hui en avant sous l’étiquette « perspective 4-en-1 » (travail, reproduction, culture, politique) et qui vise à faire évoluer la société humaine du point de vue écologique, économique et social4. C’est dans cet esprit qu’elle milite en faveur de l’entrée en politique d’un nouveau féminisme de gauche, associée à la mise en place de quotas.

On peut toutefois se demander si vraiment, dans l’actuelle situation de crise, cette perspective est encore réaliste. Outre qu’elle oublie que la redistribution des différents domaines du « travail » est tenue de prendre place uniquement à l’intérieur d’un cadre donné, Haug, lorsqu’elle invoque les « rapports de force » gramsciens, surestime les possibilités de l’action politique traditionnelle. Nous le voyons bien : depuis le krach massif de 2008, c’est le maintien à tout prix du capitalisme qui est à l’ordre du jour. Les risques de banqueroutes étatiques et l’évidence d’une limite à la logique de la valorisation font paraître bien fragile la perspective en question, qui, en définitive, aboutit au subventionnement étatique sous les conditions capitalistes. Ne serait-il pas préférable de placer les exigences immanentes droit dans la perspective d’une transformation radicale du système que Haug, en raison de ses vieux présupposés marxistes, ne parvient pas à thématiser ? Ce serait peut-être plus « réaliste » que ces concepts qui se veulent concrets et laissent entendre au fond qu’on pourrait mettre en œuvre un programme néokeynésien se présentant certes comme transcendant le système mais ne contenant rien de plus qu’une reconfiguration, sur la base de l’ontologie du travail, de ce qui existe déjà actuellement : des sphères constituées par le capitalisme et qui précisément, en tant que telles, devraient être abolies.

Concepts pour une économie solidaire

Chez les économistes de la subsistance, niveau et contexte généraux sont pratiquement inexistants ou ne surgissent qu’au moment de l’analyse-négation de la socialité mondiale, comme si un penser dichotomique séparant les notions de « communauté » et de « société » ne faisait pas structurellement partie du capitalisme depuis au moins Ferdinand Tönnies. En cette phase historique marquée par le passage de la socialisation négative à la barbarisation du patriarcat producteur de marchandises, rien d’étonnant à ce que de tels projets jouent à merveille le rôle de pseudo-concepts légitimateurs. Ils font de nécessité vertu. Qu’on le veuille ou non, la terre brûlée de l’économie de marché constitue d’ores et déjà une réalité pour de nombreuses régions du monde. Une notion de subsistance visant simplement à survivre d’une façon ou d’une autre dans le cadre de cette réalité-là est à présent retournée en projet d’émancipation. Implicitement, c’est l’idéologie du « travail honnête » que l’on nous ressert ici.

Les idéologies « small is beautiful » ont toutefois subi elles aussi une métamorphose. Aujourd’hui, contrairement aux années 1980 et 1990, c’est plutôt un patchwork qu’on nous propose. Les notions de subsistance et de travail pour soi se muent directement en concepts à technologie intégrée, qui sont à leur tour découpés en « modèles » tronqués et particularistes. Sous le terme flou d’« économie solidaire », on voit de vieilles idées issues des réflexions sur la subsistance et l’économie alternative (par exemple, les idées de petite production coopérative, de magasins gratuits, de réformes monétaires ou de monnaies locales alternatives, etc.) venir s’amalgamer en dépit du bon sens avec le concept numérique d’« open source », ce qui revient à remplacer un refus en bloc de la technologie par de grossiers projets d’appropriation de cette même technologie. Et, dans ce contexte, émerge également la notion de « biens communs », par laquelle le moment prémoderne de la reproduction que représentent les « communaux » (terres à usage collectif) se voit idéalisé dans l’esprit de l’idéologie communautaire moderne.

Paradoxalement, il n’est pas rare que soient intégrés également à cette réflexion d’ensemble des éléments arrachés aux critiques de la valeur et de la dissociation-valeur, qui ont entretemps fait leur chemin au sein d’une partie de la gauche. Pour autant, on ne veut rien savoir de leur analyse primordiale du jeu trop « perso » de l’idéologie de l’alternatif, ni de leur constat corrélatif que les gesticulations du domaine de la reproduction n’ont rien à voir avec la vraie vie. Ainsi Stefan Meretz, par exemple, instrumentalise-t-il la théorie de la dissociation sexuelle en faisant l’impasse sur les conflits existant de longue date entre cette approche et les positions « biens communs » et « open source » qu’il défend5, lorsqu’il écrit : « Le capitalisme a dissocié certains moments essentiels de la production de la vie sociale et les a relégués dans une sphère de la reproduction. On a séparé la production connotée masculine (l’“économie”) de la reproduction connotée féminine (la “vie privée”). Capitalisme et patriarcat moderne ont la même origine ». Malheureusement, cette « même origine » de la valeur et de la dissociation redevient ici un simple rapport secondaire de dérivation dans lequel la dissociation apparaît cantonnée à l’intimité d’un domaine de la reproduction au sens strict, alors que, comme je l’ai dit, la dissociation traverse en réalité toutes les « sphères », y compris l’« économie », et n’est « de même origine » que dans cette mesure.

Cela conduit alors Meretz à élaborer une perspective de dépassement tronquée : « La production du secteur privé, structurellement aveugle et apparue seulement dans un deuxième temps, ne pouvait s’étendre qu’à condition, d’une part, de le faire constamment au détriment de la production de subsistance et de biens communs, et d’autre part de pouvoir renvoyer à une production complémentaire de subsistance et de biens communs pouvant et devant nécessairement compenser les effets de l’“économie”. La production de marchandises ponctionne en permanence la sphère des biens communs sans rien lui donner en retour. Les biens communs ont la capacité de supplanter la marchandise en tant que fonction sociale déterminante6 ». Le rapport de dissociation, bel et bien compris au final comme secondaire, n’est plus défini comme complément de la socialisation négative ; vu par le petit bout de la lorgnette des « biens communs » ou de la subsistance, il est au contraire idéalisé et transfiguré en champ d’action ou en démarche pour un « dépassement de la forme marchandise » à l’échelle du particulier.

Critique queer de l’économie

Le fait que la valeur ait toujours besoin de son autre est ici délibérément occulté. Pire : quelle que soit la diversité des formes sous lesquelles cet autre indispensable se présente, on le gratifie, comme chez Meretz, d’un « mieux-être », d’un caractère transcendant en soi. Le caractère fétiche de la dissociation-valeur est refoulé et, de façon tout à fait simpliste, on préconise une sortie volontariste à base de « praxis quotidiennes » clandestines. On en arrive ainsi à hypostasier la différence suivant un schéma nouveau : toutes les différences se valent et, par exemple dans l’idéologie des « biens communs », sont présumées déjà dépassées. Naturellement, les débats (féministes) sur l’intersectionnalité trouvent eux aussi leur place dans ce tableau. Que l’on soit allé au bout de l’idylle queer avec les hiérarchies imaginée jadis, les théoriciennes queer l’ont elles-mêmes reconnu ailleurs et depuis longtemps10.

Lorsque, y compris dans les quartiers où être gay ou lesbienne avait acquis un certain poids, on n’accorde plus désormais à ces groupes qu’un statut précaire, alors on n’a peut-être plus le choix, même sous de telles conditions. Mais c’est bien pourquoi il ne faut pas faire de nécessité vertu. C’est précisément l’idéologie de la communauté à l’unisson qui tue ici toute espèce d’altérité. Qui aurait pensé que tous les acteurs, de l’agent d’entretien à l’hôtesse de l’air, s’y verraient affecter une charge sexuelle (cf. Ganz/Gerbig) ? Il faudra bien un jour qu’on déconstruise réellement les manières de voir dualistes et dichotomiques. Dans la mesure où il y a toujours eu naguère, au sein du féminisme, un important courant s’attachant à fuir et à dénoncer de façon véhémente le domaine étroit de la reproduction et le caractère borné des tâches domestiques, chacun (ou plutôt chacune) cherche aujourd’hui encore à quitter précisément ledit domaine pour entrer dans le royaume de la liberté. Voilà ce qui arrive lorsque la précarisation gagne du terrain ; et qui en pâtira vraisemblablement ? Comme le « care », au sens de l’activité féminine de reproduction telle que nous l’avons connue jusqu’à maintenant, n’est sans doute qu’un moment parmi beaucoup d’autres dans la valse communautaire queer, une fois encore, après des siècles de tradition patriarcale, activités féminines et structures correspondantes disparaissent discrètement de la liste des sujets traités11. Car, en dépit de tous les changements survenus au cours des dernières décennies, ces activités échoient encore majoritairement aux femmes, y compris dans les ménages de gauche. La domination masculine se poursuit donc, nullement inquiétée, qu’on ne remarque pas seulement dans les milieux antifascistes mais qui risque bien de s’affirmer d’autant plus avec la montée d’une certaine « femme-au-foyérisation » (Claudia v. Werlhof). Nous avons un tel putain de plaisir à être ensemble ! Pour ce qui est des moyens d’existence, ils seront assurés par un revenu de base que depuis des lustres les conservateurs-libéraux mettent à leur manière sur le tapis.

Pourtant, en même temps, lorsque dans les cercles féministes queer il s’agit d’aborder l’ordre sexuel comme « objet concret », on s’aperçoit qu’on ne s’en sort pas sans faire appel au rapport, longtemps dénigré comme dualiste, entre les sphères de la production et de la reproduction (voir plus haut). Le récent « tournant matérialiste » réclame logiquement son tribut, et où ira-t-on chercher les concepts nécessaires, sinon du côté de cette théorie féministe à l’ancienne qu’on a fui des années durant ?

Les fantasmes de Schirrmacher

Nombre d’analyses féministes souscrivent à cette vision des choses : elles misent sur la « double socialisation » face aux anciennes représentations de la femme au foyer élevée au pinacle ; mettent l’accent sur la communauté comme ressource, à l’heure certes où le modèle de la cellule familiale se désagrège mais, grâce aux femmes et à leur sens « inné » des relations sociales, se maintient sous la forme de la « famille choisie » (que les queer contribuent largement à promouvoir) ; et s’appuient en outre sur des vues déconstructivistes à la Judith Butler, qui entendait, par la déconstruction, saper radicalement la crédibilité de rapports traditionnels entre les sexes devenus de toute façon obsolètes. De la sorte, Schirrmacher parvient à récupérer implicitement certaines démarches déconstructivistes, sans pour autant renoncer aux points de vue biologistes issus des neurosciences. Il précise bien que ses nouveaux stéréotypes ne sauraient en aucune façon prendre en compte toutes les femmes.

On pourrait ramener cela à la formule : « Marie, étends ton manteau de protection sur nous tous », comme il est dit dans un vieil hymne catholique – hymne dont nous aurions maintenant en quelque sorte la version « alpha girls » postmoderne. En d’autres termes, un énième avatar de la « féminité comme produit d’entretien et de désinfection », pour rejoindre Christina Thürmer-Rohr. La façon dont on valorise ostensiblement les femmes aujourd’hui et le fait incontestable que, de plus en plus, elles parviennent à des postes de responsabilité en économie et en politique, sont donc à accueillir avec méfiance. A y regarder de plus près, il s’agit au fond d’une espèce de sexisme inversé.

Contre un dépassement partiel

Sur le plan de l’engagement concret, il faut être lucide et constater qu’on ne pourra pas vaincre le patriarcat producteur de marchandises par des efforts de pratique politique misant simplement sur la reconfiguration de sphères de la production et de la reproduction constituées elles-mêmes par le capitalisme. On ne verra aucune issue tant qu’on ne se fixera pas pour objectif de surmonter l’ensemble des rapports. Je ne cherche pas ici à nier ou à estomper de façon abstraite la spécificité des différents moments de la reproduction sociale, mais à redire qu’on ne dépassera pas ces rapports à partir de telle ou telle sphère particulière, et moins encore en faisant abusivement des activités connotées féminines de la reproduction le point où se concentrerait un « bien » ontologique. La question n’est pas celle d’un « méta-bien commun15 », notion qui ramène le mode de socialisation à un arrangement au sens de l’idéologie communautaire, mais d’une critique radicale dépassant la dichotomie entre « communauté » et « société ». Le « retour de l’économique » intervient dans une crise d’une ampleur telle qu’on ne pourra en venir à bout au moyen de concepts particularistes à bon marché.

Paru dans Phase 2, n°36, juin 2010
http://phase2.nadir.org/index.php?artikel=812
http://www.exit-online.org/druck.php?tabelle=autoren&posnr=461

Traduction de l’allemand : Sînziana




zurück
Druckversion
Glossar
Deep Link